17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent
Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Petite peste
"Il faut remonter presque toute la carte de France en diagonale, de bas en haut, pour aller jusqu'au bout de ce grand nez tout découpé qui avance dans la mer. La Bretagne. Hier, on a quitté Nîmes, avec mes parents. La route est longue. Mais je suis contente quand même, depuis que j'ai retrouvé mon grand-père. Pépé René. D'habitude, on se voit qu'en été. Mais aujourd'hui, dimanche de l'Ascension, on est tous là pour fêter ses quatre-vingt ans. L'ascension, c'est le cas de dire...
Moi, c'est Justine. Quatorze ans. Papa travaille dans une « boîte de sous-traitance, pour l'armée de l'air ». C'est ce qu'il répond, quand on lui demande ce qu'il fait dans la vie, mais moi, j'ai jamais vraiment compris. Il est toujours en réunion, le soir, pour le syndicat. C'est un rouge. Il dit qu'il est du Midi et que c'est pour ça qu'il a le sang chaud. Chaud bouillant. Plus chaud que celui de maman, qui s'énerve moins souvent. Maman est bretonne. Maman, c'est l'institutrice qui n'aime pas l'injustice. Maman aussi, elle se réunit beaucoup, avec ses associations de soutien aux sans papiers, aux pauvres et aux peuples opprimés. Son papa à elle, c'est lui, c'est mon pépé René. Ma grand-mère bretonne, elle est morte. Je me souviens plus quand. J'étais trop petite. Il paraît qu'elle allait beaucoup à l'église, mais mon pépé, il y va jamais. Tonton Pierre nous a rejoints. C'est le frère de papa. Lui, il est divorcé et au chômage. Il cumule. Papa lui a dit : « Ça te fera du bien de changer d'air ». Alors, il est venu de Paris. Tu parles ! Tonton Pierre, il est encore plus nerveux que papa. Entre les deux, ça fait des étincelles, parfois. Z'ont pas les mêmes idées, c'est sûr. Mais ils sont frères.
Sur place, on a retrouvé mon frère Kevin et son pote Mouloud. Ils sont arrivés mercredi en train, pour profiter au maximum du week-end prolongé. Kevin, c'est l'ado chiant. Seize ans et des poussières. Il fait souvent la gueule. On sait jamais ce qu'il pense vraiment. Mouloud, je le connais pas plus que ça. Mais, bon, c'est bien qu'il soit là. C'est moi qui ai suggéré à Kevin de l'emmener en Bretagne. N'allez pas croire que... Non. C'est juste parce que Kevin, tout seul, il penserait à rien. Pour l'anniversaire de pépé, y a aussi tonton Yves et tante Yvette, un frère et une sœur de maman. Tonton Yves, il picole pas mal - il a le nez aussi dentelé qu'une carte de la Bretagne - et tante Yvette, elle pleure tout le temps, suffit qu'elle pense à son mari qu'est mort, ou à mémé, qu'est décédée. Tonton Yves, il s'est jamais marié, lui, c'est un « vieux gars », comme dit pépé. Maman a deux autres frères : un à New York et l'autre au Canada. Ils viendront pas. Tant mieux ! Là, y a juste les personnages qu'il faut. Parce que ce repas, ça peut paraître bizarre... mais avant même qu'il commence, je sais comment ça finira.
C'est pas que ça m'enchante, ces repas de famille interminables. Je suis juste contente d'être avec mon pépé. C'est drôle, pépé René, il parle pas beaucoup aux autres, mais à moi, il me raconte des tas d'histoires. Il me dit tout. Pépé René est grand. Il est immense. Pépé René est un paysan. Ses mains sont comme des battoirs, leur paume est dure comme de la corne. Il est fort. Je l'ai déjà vu prendre une braise dans la cheminée et la mettre dans sa paume pour allumer sa pipe. Grâce à lui, je sais tout sur chaque membre de la famille, sur ce que pense untel ou unetelle, sur ce qu'ils ont fait de beau ou de moche, dans leur vie.
- Justine ! René ! A table !
L'été dernier, il m'a encore causée de sa guerre, en Algérie. C'était pas la première fois. Pourtant, il m'a juré qu'il n'en avait jamais parlé à ses enfants, avant, et très peu à sa femme. La première fois, ça m'a fait tout drôle de le voir comme ça, mon pépé, un bonhomme si grand, si fort, de voir ses grandes mains se mettre à trembler. Il m'a raconté qu'on l'avait mis avec une mitrailleuse, à la frontière du Maroc, avec l'ordre de tirer sur tout ce qui bouge. « Et sans sommation ! », qu'il avait ajouté. « Un jour... Il y avait souvent des femmes qui lavaient le linge dans l'oued, à la frontière, entourées d'une ribambelle d'enfants. Mais ce jour-là, des petits leur ont échappé et ont traversé. Les femmes se sont précipitées pour les rattraper... Bien sûr, j'allais pas tirer sur des femmes et des enfants ! Le lendemain, je me suis retrouvé au trou pour refus d'exécuter les ordres. Ce jour-là, ma vision de l'Algérie a changé du tout au tout. » La deuxième fois, pépé René, il est un peu plus entré dans les détails. Et la troisième fois, il m'a raconté des trucs assez horribles. Mais ça ne m'a pas traumatisée pour autant. Les adultes prennent souvent les enfants pour des chiffes molles. Vous voulez que je vous dise ?... Pépé, d'habitude, il dégage une force... et pourtant, du haut de mes huit ans, j'ai eu l'impression d'être plus forte que lui.
- Justine ! René ! A table !
Au moment où tout le monde est invité à passer à table, pépé René me fait signe de le rejoindre. Il me prend à part dans la cuisine, il m'oblige à m'asseoir et il saisit ma main entre ses mains calleuses... Ça recommence. Les premiers mots ont du mal à sortir : « Tu sais,
Justine... j'ai eu plus d'une fois honte d'être français. » Moi, j'essaie de le rassurer : « Je sais, pépé, je le sais bien. » Mais lui, il enchaîne : « J'ai vu des villages entiers se faire massacrer... Ces choses-là, ça rend fou. On peut pas sortir indemne de tout ça. » Pourquoi moi ? Pourquoi il me raconte ça, à moi ? Je me suis souvent posé la question, mais maintenant, je me dis qu'il attend quelque chose de moi, qu'il compte sur moi. J'en suis sûre. J'ouvre toutes grandes mes oreilles... « Amirouche, un dur, un ancien officier français, on avait réussi à capturer sa secrétaire. C'était une femme qu'avait du chien, dis donc. Elle a jamais, jamais... Et ils les torturaient, hein. Elle a jamais parlé. Tous les soirs. Tous les soirs ! Ils ont des silos, là-bas, des sortes de puits. Ils mettaient une échelle, et elle allait croupir au fond, pour la nuit. Une grande tôle sur le puits, et un camion GMC dessus. Elle risquait pas de s'échapper ! Le lendemain matin, ils enlevaient le GMC, ils enlevaient la tôle, elle remontait l'échelle, et la première chose qu elle faisait... c'était de cracher à la gueule du premier Français qu'elle voyait. Chaque matin... Je sais pas ce qu elle est devenue... ». T'inquiète pas, pépé, t'inquiète pas, je suis là...
- Justine ! René ! A table ! Tout de suite !
L 'Algérie... J'aurais jamais cru qu'on parlerait d'un pays comme l'Algérie, dans cette famille-là, alors qu'il n'y a que des Bretons et des gens du Midi, là-dedans. Pas des fortiches en histoire et géo, en plus.
Il est temps de passer à table. J'ai faim...
On commence par le melon. Chic ! Pépé est à côté de moi. J'en profite pour lui demander pourquoi on traite les Arabes de « melons », par chez nous. Il me répond pas. C'est vrai qu'il est un peu dur de la feuille, surtout quand il y a beaucoup de monde. On est une famille très bruyante. Ça brasse. Ils me cassent déjà les oreilles, même si, pour l'instant, les conversations sont tranquilles. Chiantes. Mais tranquilles. Papa parle déjà de foot avec tonton Yves. D'habitude, le foot, c'est pour détourner la conversation en fin de repas, quand ils s'engueulent trop fort, à cause de la politique. Si ça se trouve, tout à l'heure, ils vont se retrouver à court de foot. J'attrape Rouzik, le gros chat roux de la maison. Mais il ne se laisse pas longtemps caresser. Il saute de mes genoux, grimpe sur le buffet et, de là, fait un bond jusqu'en haut de la vieille armoire. Un sacré poste d'observation !
Après le melon, Kevin et Mouloud ont déjà quitté la table. Pas la patience d'attendre la suite en écoutant les vieux raconter leurs histoires à la noix. Je me lève en essayant de pas me faire remarquer. Je voudrais demander quelque chose à Mouloud. Mais je sais que mon père...
- Justine ! Où tu vas ?
- Ben je vais faire un tour. J'ai bien le droit, non ?
- Tu peux rester tranquille, quand même, au moins pour ton grand-père !
- Et pourquoi Kevin et Mouloud, ils ont le droit de sortir de table, eux ?
- Quand tu auras seize ans, on verra, mais en attendant... Vous voyez comment ils sont gonflés, les gosses, maintenant ? T'as intérêt à les tenir ! Surtout les filles.
- Mais Kevin et Mouloud...
- Justine, tu obéis, c'est tout !
- C'est qui, ce Mouloud ?
Je retourne m'asseoir et je me régale d'avance. Parce que tonton Pierre a embrayé direct. Papa voit venir le danger, mais il est bien obligé de répondre :
- Mouloud, c'est un copain de lycée à Kevin.
- Marocain ? Algérien ?
- Non, Français.
- Oui, c'est ça ! Avec un prénom pareil, il est pas de Plougastel-Daoulas, non plus.
- Tu vas pas commencer avec tes conneries.
- OK. Je dis juste que si, au bout de trois générations ils s'appellent toujours Mouloud, Mohammed ou Fatima, c'est qu'il y a un blème, tu crois pas ?
- Allons-y ! C'est quoi ton problème ?
- S'ils veulent être français, qu'ils donnent des prénoms français à leurs gosses, au moins. Ce serait une preuve minimum d'attachement à la France. Sinon, moi je dis : pas de sécu, pas d'allocs.
Rouzik ne bronche pas, en haut de l'armoire. Pépé non plus. Je sens mon père au bord de la crise de nerfs... C'est juste le moment que choisit ma mère pour apporter les langoustines. Dommage ! Kevin et Mouloud reprennent leurs places à table, dans un silence de mort. Je me dis : pas de panique, ce n'est que partie remise... Tiens ! Après les langoustines, si j'essayais...
- Mouloud, on se demandait... T'es arabe, ou quoi ?
Quand j'ai posé la question, Rouzik a interrompu sa toilette, en haut de l'armoire. Les convives ont baissé le nez vers leurs assiettes. Ma mère a rougi. Oui, elle a rougi, je l'ai vue. Trop gênée, elle me gronde à peine :
- Justine !
- Ben quoi ? Toi, si je te demande si t'es bretonne, tu peux répondre, non ?
Faut que j'y aille mollo, sinon, je sens que papa va péter un câble.
- Justine, qu'est-ce que tu cherches, là ?
Même pas besoin de répliquer. Mouloud me sauve la mise :
- Vous voulez savoir si je suis arabe, c'est ça ?
Mon père s'empêtre :
- Mais non, on s'en fout de ça ! Arabes, Bretons, Français, on est tous des citoyens du monde, et puis voilà !
Mon oncle en rajoute :
- Même les pédés ?
Mouloud calme le jeu :
- Mon grand-père est venu d'Algérie vers 1950, je crois, pour travailler dans le bâtiment. Il était pas arabe, c'était un kabyle. Comme le père de Zizou, si vous voulez. Mon grand-père habitait dans la banlieue parisienne, il paraît. Je l'ai pas connu. Mon père m'a dit qu'il avait réussi à faire venir sa famille en France, mais que c'était très dur, qu'ils vivaient dans un bidonville. Mon père, il travaille dans le maraîchage, maintenant, à Saint André de Majencoules. On est tous français.
C'est marrant, ça : là, le Mouloud je me rends compte qu'il n a pas du tout l'accent rebeu, comme quand il cause avec mon frangin et les potes de mon frangin, mais au contraire, comme dirait ma prof de français, il parle en français soutenu, avec une voix très posée et juste un brin d'accent du Midi.
- Comme Zizou, ajoute mon père.
- Comme Zizou, s'amuse Mouloud.
Quel drôle de chat, ce Rouzik ! Il se gratte. Un vrai sac à puces ! Je l'observe en train de se contorsionner. Quand il se retourne pour se nettoyer l'arrière-train, la vieille boîte à chaussures qui tenait en équilibre au bord de l'armoire bascule et atterrit sur le buffet, rebondit sur le sac à main de tante Yvette, et finit sa course par terre, sans s'ouvrir. Tout le monde se tourne vers le chat qui regarde l'assemblée avec de grands yeux étonnés.
- Rouzik !
Ma mère ramasse la vieille boîte, la pose sur le buffet, à côté du sac d'Yvette, et file à la cuisine vérifier la cuisson du gigot. Mouloud se reprend :
- Excusez-moi... En fait, il travaillait pas dans le bâtiment, mon grand-père, mais dans l'automobile. Chez Renault.
J'ai senti pépé frémir, à côté de moi. Je le regarde du coin de l'œil. Il fait semblant de rien. Mouloud sort encore de table. Il doit vraiment s'emmerder, avec nous. Dès qu'il n'est plus là, tante Yvette croit bon de remarquer :
- Il a l'air très gentil, ce garçon.
Et ma mère croit bon d'ajouter :
- C'est le meilleur élève de la classe, paraît-il.
Tant qu'à faire, Yves surenchérit :
- Comme quoi...
J'aide Yvette à débarrasser la table des cadavres de langoustines. Dans la cuisine, ma mère découpe le gigot. Ça sent bon. Quand je reviens m'asseoir à table, pépé lorgne vers le haut de l'armoire. A la place du chat, une image m'apparaît, je crois, je ne suis pas sûre. C'est tellement rapide. Ça dure à peine - je sais pas un centième ou un millième de seconde. Il n'en reste rien, ou presque, le cerveau n'a pas eu le temps d'imprimer. Un œil noir. C'est tout. Un œil noir... Non. J'ai rêvé.
Je me sers : une tranche saignante de gigot, de la sauce et des flageolets... Je suis prête à attaquer ma première bouchée quand je m'aperçois que pépé me regarde bizarrement. Il me désigne l'armoire d'un coup de menton, l'air de dire « Tu l'as vu ? » Et moi, dans ma tête... « J'ai vu qui ? De quoi tu parles ? » Pépé secoue la tête, l'air déçu, et retourne à son assiette. Je le regarde en douce, et là, je me demande... Il commencerait pas un peu à débloquer, le pépé ?
14 juillet 1953. J'étais en queue de cortège, avec tous les camarades algériens de chez Renault. Messali Hadj était en prison. On voulait l'indépendance de l'Algérie, et on avait déjà compris que c'était pas la peine de compter sur eux. Sur la gauche. Sur les communistes. Au moment de la dispersion, les flics nous ont chargés, nous autres. Ils n'ont pas chargé les autres. J'ai vite compris qu'ils voulaient notre peau. On s'est protégés comme on a pu, en renversant des voitures. Ils nous tiraient dessus, ils nous poursuivaient dans les ruelles, sous les porches. Partout ! Y'a eu des morts. Sept morts. Moi, cette fois, j'ai réussi à m'échapper. Je n'étais même pas blessé.
Je regarde de nouveau. J'ai rêvé, c'est sûr. Rouzik est toujours perché en haut de l'armoire. A côté du chat, je vois une chaussure, maintenant. Je ne l'avais pas aperçue, avant. Une chaussure de femme. Blanche. Une seule. Pourquoi une seule ?...
A table, ils sont partis à parler politique. Je crains le pire ! Mouloud se lève encore, après le gigot. Pas Kevin, qui cause avec tonton Yves. Papa commence à être chaud, il ne fait pas attention à moi. Et je sais que maman ne dira rien. Alors, je m'éclipse à mon tour.
Quand Papon a instauré le couvre-feu pour les travailleurs algériens, personne n'a bronché. Même chose quand il a recommandé aux Français musulmans de circuler seuls, jamais en petit groupe. Sinon... Et quand il a obligé les cafés tenus par des Algériens à fermer à 19 heures. Rien ! Le 17 octobre, je suis arrivé du bidonville de Nanterre. On était bien cinq milles, au rond-point de la Défense, venus de Nanterre, d'Argenteuil, de Courbevoie, de Levallois, de Puteaux, de Bezons. Tout au long de l'avenue, entre la Défense et la place de l'Etoile, ils nous attendaient. Gardiens de la paix, gendarmes mobiles, CRS, harkis. A huit heures du soir, quand on a commencé à descendre vers le pont de Neuilly, certains d'entre nous ont voulu faire demi-tour, en voyant l'essaim de fourmis noires. J'ai continué à avancer. J'entendais des coups de feu, je voyais des camarades tomber, j'enjambais des corps. Mais je continuais à avancer. On s'encourageait les uns les autres. Une lumière nous aveuglait. Quand je suis arrivé sur le pont, ils ont chargé. Et quand j'ai voulu faire demi-tour, j'ai compris qu'il était trop tard. Il y avait des gens dans tous les sens qui couraient, et même des femmes avec leurs bébés. Nous tombions les uns sur les autres et les fourmis noires nous tombaient dessus. Ils m' ont frappé, et j'ai su tout de suite que c'était pour me tuer. La lumière est devenue rouge. Ils m'ont balancé dans la Seine, par-dessus le pont. C'est là, dans l'eau glacée d'un pays glacial, sous le ciel d'un pays gris, que j'ai senti pour la dernière fois le soleil se coucher sur mon douar. Un soleil si chaud. La lumière s'est éteinte. Sur le pont désert ne restait plus que quelques traces de sang délavées par la pluie, et des dizaines de chaussures égarées, souvent orphelines, vite oubliées.
J'ai zappé le fromage. Maman est dans la cuisine en train de préparer le gâteau d'anniversaire. Le clou du repas... en attendant les cadeaux, bien sûr. Je sais que pour l'occasion, elle a préparé sa spécialité, « le nègre en chemise » : des couches de biscottes trempées dans du rhum qui alternent avec des couches de mousse au chocolat, le tout recouvert de crème chantilly. Yvette me sert une belle tranche. Hum... Mais avant de me laisser y goûter, pépé me donne un petit coup de coude et me désigne discrètement le haut de l'armoire... Cette fois-ci, je l'ai vu, j'en suis sûre ! Très vite. Un œil ouvert, un œil fermé. Et une tâche. On dirait du sang... Non. C'est Rouzik. J'ai des visions. Là-haut, il n'y a que Rouzik. Ou alors, ce chat est un sorcier ! Du coup, j'ai du mal à finir mon nègre, moi qui adore ça. Je suis tellement secouée que je me demande si je suis capable d'aller jusqu'au bout de mon plan. Quand je jette un nouveau coup d'œil en haut de l'armoire, je vois le type, cette fois, je le vois très distinctement durant quelques secondes, avec son œil au beurre noir et sa grosse tâche de sang. Il me sourit et me fait un clin d'œil avec son œil valide.
Je comprends qu'il est trop tard pour reculer.
Après le dessert vient l'heure des cadeaux. Qu'est-ce qu'on peut bien offrir à un vieux bonhomme ? Je vois bien qu'il remercie poliment, mais qu'il n'en a rien à faire, dans le fond. C'est juste le geste, qu'il apprécie. Et encore ! Je vois aussi qu'Yvette est de plus en plus nerveuse, agitée. Elle parle à ma mère. Elle parle à mon père. Elle parle à Yves. Et puis, elle explose. Elle hurle :
- Mon sac a disparu ! On m'a volé mon sac ! Il était là, sur le buffet, à côté de cette vieille boîte à chaussures. J'en suis sûre et
certaine... Et le cadeau... Le cadeau pour René... il était dedans !
Après, comme d'habitude, Yvette éclate en sanglots.
Il manque une seule personne, dans la pièce, au moment où le scandale éclate : Mouloud. Alors, une fois qu'on a fouillé, retourné toutes les pièces de la maison, la rumeur va bon train, lancée par tonton Pierre qui n'a pas bougé de sa place, lui, ne participant pas aux recherches, comme s'il attendait son heure :
- Vous voulez mon avis ? Si vous voulez retrouver le sac, suffit de retrouver le Mouloud.
Mais on a beau chercher, pas de Mouloud. Il s'est volatilisé ! La famille met du temps à encaisser et à se calmer. On boit le café. Papa avale des rasades de gnôle. Il ne dit rien, lui, moi et pépé non plus, mais les autres se lâchent. Des fainéants... des voleurs... des gens pas comme nous... on leur donne tout, et nous, les vrais Français, on n'a droit à rien... z'ont qu'à retourner chez eux... et leur religion... et leurs prénoms... et leurs têtes malhonnêtes... et toujours à rigoler, à se foutre de notre gueule... Ma mère proteste mollement :
- En 68, s'il n'y avait pas eu toutes les richesses volées aux anciennes colonies, on n'aurait jamais pu augmenter les salaires des ouvriers. Personne ne l'écoute. Moi, je laisse faire. Je vois que ça leur fait du bien. Ils se sentent mieux, après avoir craché leur venin. Tellement mieux qu'on dirait que la disparition du sac est presque oubliée... sauf par tante Yvette, quand même, qui se mouche et essuie régulièrement une larme.
Pour agir, j'attends patiemment que la conversation change de direction. Ma mère dit qu'il va pleuvoir... Je saute sur l'occasion :
- C'est pas Mouloud qui a volé le sac, c'est moi, qui l'ai caché.
Rouzik saute de l'armoire illico, rebondit sur le buffet et se précipite sur mes genoux. Tout en le caressant, j'explique que j'en avais
marre de leurs préjugés, et que j'ai monté tout ce plan avec Mouloud, qui n'en pouvait plus, lui aussi, et qui est resté planqué à la cave, en attendant.
Sur ce, je vais chercher le sac et je ramène le Mouloud. Papa se lève. Il est saoul. Je crois qu'il va me mettre une paire de tartes. Mais quand il approche en titubant, pépé me prend dans ses bras, sous sa protection. Et il dit avec une voix forte, très autoritaire, que je ne lui avais jamais entendue auparavant :
- Michel ! Retourne t'asseoir ! J'ai quelque chose à vous dire, à vous tous. Jusqu'à aujourd'hui, je pensais que jamais... La seule personne qui connaît un peu cette histoire, c'est Justine. Mais j'ai compris, maintenant, et c'est grâce à elle. Grâce à Justine. Un peu grâce à Mouloud, aussi. J'ai compris qu il fallait que je parle. Que je parle de ce que j'ai vu, de ce que j'ai fait, en Algérie. Je crois que vous allez comprendre beaucoup de choses... Je vous demande juste de ne pas m'interrompre.
Avant qu'il ne retourne s'asseoir, j'entends papa marmonner entre ses dents, à mon intention :
- Petite peste !
Le repas se termine comme je l'avais imaginé : Pépé commence à raconter. Devant lui, il a posé la boîte à chaussures, celle que Rouzik a faite tomber de l'armoire. Il coupe le fil qui enserre la boîte avec son vieil Opinel tout usé. Cette fois, ses grandes mains ne tremblent pas du tout. Pépé tire de la boîte, au fur et à mesure, comme pour illustrer son récit, des photos, des objets, des souvenirs. J'ai jamais mis les pieds en Algérie, en Kabylie... mais j'ai l'impression d'y être. De temps à autre, je jette un œil vers l'armoire, mais je ne vois personne, là-haut. Pas un chat. J ai rêvé. Bien sûr, que j'ai rêvé.
Mais je ne rêve pas, quand pépé René s'interrompt pour demander à Mouloud ce que faisait son grand-père, à la même époque. Non. Je ne rêve pas du tout, quand Mouloud lui répond :
- J'en sais trop rien. À force de lui poser la question, ma mère a fini par me répondre qu'il avait disparu en 1961, après une manifestation. C'est tout ce que j'ai pu lui arracher. Dans ma famille, c'est pareil : on parle pas de ça."
Gérard Alle
Douarnenez, le 27 juin 2011
Merci à tonton Yves, à Jean Richard et à Sandrine Morgan
Gérard Alle, après avoir été, successivement ou en même temps, facteur, boulanger, céramiste, comédien, restaurateur, contrebandier, apiculteur et conseiller municipal, se consacre depuis dix ans à sa passion : l'écriture. Il a publié une trentaine d'ouvrages : romans noirs, recueils de nouvelles et livres documentaires. Passionné par les langues et cultures minoritaires, il écrit aussi pour la jeunesse, pour le théâtre, le cinéma. Il vit à Douarnenez, port de pêche, privé de pêcheurs, mais qui a gardé un sens de la fête et le goût de l'échange avec les autres cultures. Quelques titres : Un air à faire pleurer la mariée, Il faut buter les patates, Babel-Ouest, (Ed.Baleine-Le Seuil), Henaff, 100 ans d'histoire, (Ed.Glenat-Chasse-Marée),Les pays féroces, Nouvelles grises (Ed.Coop Breizh).
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