Le Monde.fr a publié, jeudi 29 septembre 2011, de larges extraits d'une interview d'Elisabeth Badinter au Monde des religions. J'ai dû les relire deux fois pour être sûr qu'il n'y avait pas maldonne. Malgré tout ce qu'elle avait déjà dit et écrit, je ne pouvais penser que cette philosophe soit tombée aussi bas. Elle affirme en effet: «En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité». Non seulement elle cautionne ainsi les propos de la leader d'extrême droite, mais elle en fait la championne par excellence de la laïcité. Selon elle, la gauche aurait «complètement abandonné ce combat», Manuels Valls (qui ne sera sans doute pas ravi de se retrouver en si mauvaise compagnie) étant, selon ses dires, l'exception qui confirme la règle.
On croit être en plein cauchemar, vu l'influence de la philosophe. Mais malheureusement, il ne s'agit nullement d'un dérapage, encore moins d'une citation tronquée. Elisabeth Badinter donne elle-même l'explication logique de cette incroyable connivence. «Croire en Dieu, déclare-t-elle, doit rester une affaire intime.» On retrouve, en effet, une vision de la liberté de conscience analogue à celle que proclame Marine Le Pen. Cette dernière déclarait, en effet, à propos des prières de rue: «Ceux qui n'ont pas de place dans la mosquée n'ont qu'à prier chez eux» (Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI, 19 décembre 2010).
A partir de cette réduction de la religion à l'intimité, Elisabeth Badinter s'en prend aux manifestations extérieures de la religion... Enfin, pas de toutes les religions, car, dans les extraits publiés en tout cas, pas un seul mot ne critique le catholicisme. En revanche, le manger casher et la kippa des juifs, le manger hallal et les tenues trop vêtues des musulmanes, sont l'objet de sa vindicte, ainsi d'ailleurs que les protestants évangéliques, qui n'ont ni nourritures ni tenues spécifiques, mais qui «nous viennent des Etats-Unis» (ce qui, historiquement, est faux) au lieu d'être bien de chez nous.
Madame Badinter a parfaitement le droit de détester les religions, leurs œuvres et leurs pompes. Elle peut les critiquer publiquement et de plusieurs manières tant qu'elle le veut. Mais elle a absolument tort de faire coïncider la laïcité avec sa position personnelle... et on voit jusqu'où cette très grave dérive la conduit.
Le ver est dans le fruit dès que l'on veut réduire, au nom de la laïcité, la religion à la sphère privée, entendue comme étant la sphère «intime». Cette position est absolument contraire à la loi de 1905 qui affirme dans son Article 1: «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées [dans la loi elle-même] dans l'intérêt de l'ordre public».
Pour la loi de 1905, la liberté de conscience doit si peu«rester une affaire intime» que l'Article II, qui met fin aux«cultes reconnus» (semi officiels avant 1905) et énonce le principe du non-subventionnement des religions, émet immédiatement une exception. Cet Article permet d'inscrire dans les dépenses publiques les «services d'aumônerie destinés à assurer le libre-exercice du culte dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons». L'armée ne tardera pas à être ajoutée à cette liste.
Lors des débats parlementaires sur cette loi de séparation des Eglises et de l'Etat, les députés refusèrent massivement un amendement voulant interdire le port du vêtement ecclésiastique dans l'espace public. La soutane était visée car certains la considérait comme une tenue «provocante», contraire à la «liberté et à la dignité humaine», un costume prosélyte qui rendait le prêtre «prisonnier, esclave» et le séparait des autres hommes. On avait parfaitement le droit de considérer ainsi la soutane, mais pas celui d'embarquer la laïcité dans sa vision des choses. Et Aristide Briand récusa toute législation sur ce point en déclarant: «La soutane devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme les autres». On est dans la démarche exactement inverse à celle de Madame Badinter. Celle-ci croit que les choses ont changé à la fin du XXe siècle, elle veut oublier les députés, comme l'abbé Pierre ou le chanoine Kir, qui se rendaient à l'Assemblée en soutane.
Autre exemple: au départ, la proposition de loi de séparation maintenait les limitations du régime concordataire pour ce qui concernait les manifestations de la religion. Mais un député déclara: «Le respect de la liberté de conscience conduit au respect mutuel des croyances et non à la prohibition des manifestations extérieures du culte sur la voie publique». Il déposa un amendement qui instaurait une liberté de manifestation religieuse dans l'espace public plus large que précédemment. L'amendement fut adopté. La laïcité a signifié une extension de la liberté.
Je pourrais ainsi multiplier les exemples. La laïcité que prône Marine Le Pen est, en tout point, contraire à la laïcité historique. Elle est contraire à la laïcité de Jules Ferry, qui a obligé l'école publique laïque à s'arrêter un jour par semaine pour faciliter la tenue du catéchisme, à la laïcité de Briand et de Jaurès, qui a donné la loi de 1905. Madame Badinter reproche à la gauche d'émettre «l'équation suivante: défense de la laïcité égale racisme»; mais promouvoir cette laïcité-là, dévoyée, falsifiée, c'est effectivement du racisme ou du moins de la xénophobie: quand les JMJ se sont tenues à Paris, ou lors de la venue de Benoît XVI, avec une grande messe sur le champ de Mars où assistaient maints ministres, l'extrême-droite a-t-elle crié à l'atteinte à la laïcité? Non, et elle ne le ferait pas plus aujourd'hui qu'hier car elle tente de récupérer le catholicisme comme élément identitaire, comme racine culturelle de la Frrrance. Elle n'est pas la seule d'ailleurs: c'est une vieille idée nationaliste depuis Maurras.
En fait, en prétendant que la laïcité consiste à réduire la religion (ou, dans les faits, certaines religions) à n'être qu'une «affaire intime», Madame Badinter part d'une ambiguïté que comporte le slogan: «La religion, affaire privée». Ce slogan est-il laïque? Oui et non. Oui, quand on veut dire par là que la religion n'est pas affaire d'Etat, de la puissance publique. L'appartenance à une religion relève d'un choix privé, c'est-à-dire du choix personnel de chacun. En conséquence, la religion ne doit pas être une institution publique. C'est le sens de la loi de 1905 qui abolit tout caractère officiel de la religion. Mais non, absolument non, si on signifie ainsi, et tel est le propos d'Elisabeth Badinter, que la religion doit être réduite à une réalité confinée dans la sphère intime, ne pouvant pas s'exprimer dans l'espace public. Or, aujourd'hui, certains tentent, pas seulement à l'extrême droite mais également à l'UMP, voire chez des personnes qui se veulent de gauche, de réprimer des expressions de la religion dans l'espace public. Il faut savoir que même les périodes de répression de la religion, telle la révocation de l'Edit de Nantes, ont prétendu sauvegarder la liberté de conscience dans la sphère intime, la devotio privata comme on le disait à l'époque.
Cette clarification est essentielle pour que personne ne soit dupé par une falsification de la laïcité qui, aujourd'hui, va malheureusement de Marine Le Pen à Elisabeth Badinter. Encore une fois, cette dernière peut avoir toutes les opinions qu'elle veut, à condition de ne pas faire dire aux lois laïques le contraire de ce qu'elles disent. Car alors, elle fait exactement ce qu'elle prétend dénoncer: avoir «un mépris de la loi collective et démocratique». Et le «combat» mené est frontalement aussi contre la Déclaration Universelle des droits de l'Homme (de l'Etre humain) qui affirme explicitement que: «Toute personne a droit (...) de manifester sa religion, individuellement ou collectivement, en public ou en privé».
Déclarer: «En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité», aucune personnalité connue ne l'avait jamais fait jusqu'alors. On peut donc s'indigner à bon droit. Comme citoyen je suis effectivement scandalisé. Comme historien et comme sociologue, je cherche l'explication de propos aussi aberrants. Il me semble la trouver dans l'affirmation, à la sincérité naïve, de la philosophe: «Je ne comprends pas ce besoin actuel d'exhiber une identité religieuse».
On peut facilement lui rétorquer que «ce besoin» est plus permanent qu'actuel. Mais peut-être effectivement, aujourd'hui, est-il plus fort qu'il y a cinquante ans, quand les politiques nous projetaient dans l'avenir au lieu de nous tenir de sempiternels discours sur nos «racines». Quand, également, il était plus facile de croire au progrès... Les raisons ne sont pas bien difficiles à trouver... et à comprendre. Mais il faut savoir alors prendre quelque distance par rapport à ses propres déterminations sociales. Car, parmi les raisons qui induisent le «besoin» d'une identité religieuse et/ou convictionnelle forte, se trouve la volonté, au moins implicite, de lutter contre le fait d'avoir son cerveau totalement disponible pour le harcèlement publicitaire et son effacement complet du sens. Un sens, parfois durci et figé, fait face à un dévoiement marchand du sens, parfois jusqu'à être son frère ennemi. Mais il faut croire que sans doute cela s'avère bien difficile à «comprendre» quand on est engagée jusqu'au cou dans Publicis. On se situe alors tellement au cœur du système dominant, on a tellement intériorisé son fonctionnement et ses aliénations, qu'on n'est même plus capable de percevoir intellectuellement la nécessité pour les dominés d'aller chercher ailleurs.
De cette faillite intellectuelle, de cette incapacité complète à comprendre la société dans laquelle vous vivez, je vous plains, Elisabeth Badinter. Et je nous plains aussi, car cela cause énormément de dégâts.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire