À 21h42, on demande une minute de silence. Toute la salle du théâtre de l'Odéon se lève, du poulailler aux premiers fauteuils d'orchestre: Lionel Jospin, Catherine Tasca, Bertrand Delanoë, Pierre Laurent, «les trois ambassadeurs de Palestine» Leila Shahid (auprès de l'Union européenne), Hael Al Fahoum (France), Elias Sanbar (Unesco). Le ministre des affaires étrangères et européennes, Alain Juppé, est quant à lui parti depuis dix minutes.
L'effet de sens a été injustement cruel: le titulaire du Quai d'Orsay s'est en effet éclipsé alors qu'étaient projetées les images d'un reportage diffusé ce mardi 11 octobre à partir de 20h40 sur Arte. Voici l'extrait même que regardait la salle, au moment où le ministre tourna les talons:
Toute l'ambiguïté, tout le tragique de la situation, se situaient dans ce pas de deux. Comme pour la Grèce et la Pologne au XIXe siècle, comme pour l'Espagne républicaine de 1936 à 1939, l'opinion publique française vibre au destin d'un peuple tandis que l'autorité publique agit peu ou prou.
Invité à prendre la parole («j'étais pourtant venu pour écouter», rappela-t-il), Alain Juppé défendit la politique européenne aiguillonnée par la France, qui en est à la huitième vague de sanctions économiques contre les personnalités syriennes ayant le plus de sang sur les mains. «Nous nous sommes battus, nous avons échoué, mais nous n'avons pas renoncé», affirma le ministre, rappelant le veto à l'Onu, la semaine dernière, de la Russie et de la Chine contre une résolution condamnant Damas, ainsi que l'abstention de quatre pays: le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde et le Liban. Mais il assura que la France était aux côtés des Syriens dans leur lutte pour obtenir «l'égalité, la dignité, la justice sociale».
Ces trois principes avaient été rappelés d'emblée, après que le metteur en scène Olivier Py eut souhaité la bienvenue à l'Odéon («nous n'avons d'autre intention que la parole»), par Farouk Mardam-Bey. Cet opposant syrien vivant en France depuis 1965 l'a prétendu: «Aucune force de l'opposition ne souhaite la militarisation de cette révolution non-violente.» Il a pourtant brossé un bilan terrible de ces sept mois de soulèvement, avec déjà plus de 3.000 morts, des milliers de disparus, 10.000 arrestations arbitraires, 15.000 réfugiés, et toujours davantage d'assassinats ciblés, de tortures, de viols, de mutilations pour l'exemple...
Farouk Mardam-Bey a démonté «la propagande archaïque» de Damas qui pourfend «les bandes armées salafistes instrumentalisées par des puissances étrangères», alors que les manifestants font preuve d'une «force étonnamment moderne de par leur soif de liberté». À cette jeunesse défavorisée, appauvrie, marginalisée par un régime mafieux, «nous devons soutien et protection».
Farouk Mardam-Bey sait que le CNS, à peine né, suscite autant d'enthousiasme que de réserves et d'interrogations, mais il voudrait que la polémique s'efface au profit de l'unité dans l'action, non pas en fermant les yeux mais en demeurant vigilant. Et il cita La Rose et le réséda de Louis Aragon:
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat.
Sans pour autant aller jusqu'à dire la suite, fameuse mais si problématique, encore, en terre d'islam:
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas.
«Ne désespérez pas, même si le monde entier vous tourne le dos»
Juste avant Farouk Mardam-Bey, le trio Joubran, accompagné par la voix de feu Mahmoud Darwich, avait fait chanter aux cordes de leurs ouds (luths à manche court) la souffrance, la révolte, la rage, l'ironie, l'espoir et la beauté. Les rythmes arabo-andalous scandaient la sédition contre la force brutale, comme l'avait fait Jimi Hendrix à Woodstock en 1969, se saisissant de sa guitare électrique pour massacrer l'hymne américain devenu bombardement au Viêtnam.
Toutefois le trio Joubran, sur la fin du morceau, se fit ibérique, histoire sans doute de recoudre les deux rives de la Méditerranée, à l'instar de Farouk Mardam-Bey citant Aragon: la cassure n'est pas ethnique, ni culturelle, ni civilisationnelle, mais bien politique. En Syrie comme ailleurs, il y a combat sans merci entre les forces de la liberté et ce qu'Olivier Py fustigea d'entrée comme «les dictateurs militaires, les dictateurs financiers, les dictateurs médiatiques».
L'ancien sénateur communiste Jack Ralite, 83 ans, journaliste chargé des pages cultures à L'Humanité dans les années 1950 avant d'entamer une carrière politique devant faire de lui un ministre du gouvernement Mauroy, Jack Ralite, donc, rassembla ses forces pour prononcer un discours crépitant de luttes, d'idéaux et d'espérances planétaires; du Chili de Pinochet se délitant sous la force de l'art, à la manif du 15 octobre prochain à 14h30 place de la République à Paris, qui interpellera le G20 avec un slogan qu'il prononça en arabe: «Dignité d'abord !».
Ultime héritier d'un art oratoire qui enflammait jadis les banlieues rouges et mettait le souk à l'Assemblée nationale verrouillée par l'État-UDR, Ralite s'en prit au «dictateur devenu un assassin quotidien». Il cita le peuple syrien comme un «montreur de conduite», pour reprendre l'expression du journaliste franco-libanais Samir Kassir, assassiné en 2005 par le clan Assad.
Fidèle à l'internationalisme, Jack Ralite s'exclama: «Là-bas, c'est ici!» Croyant encore et toujours à la puissance du verbe et de la culture, l'ancien apparatchik atypique au point d'en être émouvant, émailla son propos de citations. Franklin Roosevelt en 1933: «La seule chose dont nous devons avoir peur, c'est de la peur elle-même.» Walter Benjamin: «Laisser aller le cours des choses, voilà la catastrophe.» Il eut aussi cette envolée: «Bachar el-Assad brutalise la Syrie, les manifestants la civilisent.»
«N'entamez aucun dialogue avec votre bourreau (...) Ne désespérez pas, même si le monde entier vous tourne le dos.»Voilà ce qu'écrivait Ghiat Matar, dont le cadavre mutilé fut rendu à sa famille le 10 septembre 2011. Il avait 26 ans.
Et l'écrivaine Samar Yazbek, avant de lire en arabe une entrée de son Journal en cours de rédaction – celle du 10 mai 2011, reprise en français par la fabuleuse Dominique Blanc –, Samar Yazbek installa sur la scène une photographie du jeune Ghiat Matar, «pour qu'il puisse nous regarder; pour que vous puissiez le regarder». C'est alors qu'elle demanda une minute de silence, à 21h42.
Le théâtre de l'Odéon écumait de chagrin.
http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/101011/ici-lodeon-les-francais-parlent-aux-syriens
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