Une image partagée
Lorsque l’on parle de la violence des anarchistes, on fait souvent référence à la période des attentats de la fin du XIXe siècle mais aussi, et peut-être surtout, aux manifestations qui se terminent par des affrontements avec la police. J’aurais tendance à penser que cette imagerie a été accentuée par la mise en avant des contre-sommets internationaux (G8, Otan). Pourtant, l’entrée sur la scène médiatique des mobilisations des alter, à Seattle, a été une mobilisation non violente, avec actions de blocages, sit-in, etc. Ensuite, il y a eu Götteborg et d’autres villes, d’autres pays. Il y a eu le Forum social mondial de Porto Alegre qui voulait apporter des solutions alternatives et ne pas se cantonner à l’opposition frontale. Il fut suivi par bien d’autres.
Concernant les anarchistes, un des événements majeurs a été la mobilisation contre le G8 à évian et la mise en place d’une coordination des libertaires, d’un bloc rouge et noir et d’un village autogéré, le Vaaaag. Là encore, il s’agissait de faire une démonstration de force (la manifestation), mais aussi de proposer des alternatives concrètes, une façon de vivre et de s’organiser différente. Puis, en marge des forums sociaux mondiaux, par exemple à Saint-Denis, s’est tenu un Forum social libertaire à Saint-Ouen. Ces manifestations ont été de vraies réussites. On peut dire que les mobilisations et les camps No Border s’inscrivent encore dans cette dynamique.
Pourtant, la question de la violence, en tant qu’affrontement avec la police, a largement montré ses limites au point de nourrir la réflexion des organisateurs et des participants aux éventuels nouveaux contre-sommets (en France par exemple, à l’occasion du G8 et du G20).
Les mobilisations anti-G8 avaient adopté, lors du contre-sommet de Gênes, la diversité des tactiques. Chaque bloc constitué pouvait donc choisir sa forme de manifestation sans l’imposer aux autres ou se servir de leur cortège pour faire des actions violentes. Il y eu ainsi les Pink Bloc, les Black Bloc, les Clowns, etc. Cette diversité des tactiques, pourtant élément intéressant d’articulation des diverses sensibilités, des différents modes d’action, se heurta à la violence policière qui se termina par la mort de Carlo Giuliani.
Tous ces éléments nourrissent la réflexion des antimondialistes, des alter. Les derniers épisodes, à Strasbourg, où les manifestants se sont laissés enfermer dans une souricière policière, ont accentué cette critique de la manifestation frontale face aux forces de l’ordre.
Et pourtant, hors de ces contre-sommets, la réflexion ne semble pas avoir bougé sur le rôle et l’organisation des manifestations : on défile, les anarchistes forment souvent un cortège et, en fin de manifestation, des affrontements éclatent.
Un des enseignements de la lutte contre la casse du système de retraite a été l’inefficacité flagrante des manifestations où le seul enjeu est de mettre du monde dans la rue.
Violence et révolte sociale
De ce point de vue, la situation grecque peut aussi nous apporter un éclairage intéressant. Les énormes manifestations contre les mesures gouvernementales prises au nom de la crise ont aussi été marquées par des affrontements avec la police et la mort d’un jeune manifestant. Une des dernières manifestations a été tragique. L’incendie d’une banque a provoqué la mort des personnes restées à l’intérieur du bâtiment. Les anarchistes grecs se posent donc aussi des questions sur les formes de leurs manifestations. Malgré les millions de personnes dans les rues, le pouvoir n’a pas cédé. La violence conduit à des drames humains. Et si le gouvernement cédait, quittait le pouvoir, quelles formes d’organisation seraient susceptibles de prendre la suite ? Quel est le rôle et l’implication des travailleurs, des organisations de quartier ? Depuis, les anarchistes œuvrent à une plus grande implication dans les espaces de contre-pouvoir, dans les syndicats, créent des comités de quartier et tentent de les fédérer.
Si l’on regarde ce qui s’est passé en Tunisie et en Égypte, on constate aussi que ce sont des manifestations non-violentes (même si il y a eu des affrontements) qui ont conduit à la fin des régimes dictatoriaux, en tous cas qui ont chassé du pouvoir les vieilles barbes. Ces mobilisations massives ont sans doute rencontré et fait converger des intérêts distincts comme dans toutes les révolutions (laisser-faire de l’armée, rôle des jeunes diplômés issus des classes moyennes supérieures, colère populaire), mais elles ont surtout montré la force et la détermination du peuple. Une des clefs de la réussite de ces révolutions a sans doute été le fait qu’elles aient été associées à des mouvements de grève générale et à la mise en place de structures alternatives d’autodéfense, de solidarité concrète dans les besoins quotidiens (nourriture, soins). La situation en Égypte en est l’illustration. Tant que le mouvement est resté concentré sur la place El Tahir, il était assez faible et à la merci de la violence policière et à celle des bandits du régime. Son développement à toutes les sphères de la vie sociale et à tout le pays a poussé le pouvoir à céder sa place. Dans ces deux pays, la population n’entend pas se laisser voler sa révolution, de nouvelles organisations syndicales apparaissent, les revendications continuent de s’exprimer.
En Libye, le drame que vit l’insurrection vient sûrement du fait qu’il s’agit d’un conflit armé, frontal. À ce jeu, le pouvoir en place est toujours gagnant. Nous ne attarderons pas plus que cela sur ce pays par manque d’information. Dans d’autres pays (Bahreïn), on hésite entre la soif légitime d’un changement de régime et les conflits d’intérêts entre factions politiques désireuses de mettre la main sur les ressources pétrolières du pays.
En Israël, le groupe Les Anarchistes contre le mur se battent depuis toujours sur des bases non-violentes. Ils acceptent de travailler avec toutes les forces politiques si cette condition est respectée. Face à eux, le pouvoir utilise la force, la violence de l’armée (surtout quand il s’agit de manifestants palestiniens), mais les forces de contestation et de résistance persistent et gagnent quelques batailles. En tous cas, ils n’ont pas perdu la bataille de l’image. Quelques personnes pensent que les révolutions tunisiennes et égyptiennes pourraient servir de modèle à une nouvelle Intifada, basée sur la résistance massive nonviolente. L’avenir est ouvert.
Violence et lutte sociale
Pour en revenir à la France et aux formes de mobilisation des anarchistes, il faut bien voir que notre message, nos propositions, nos actions, notre organisation, sont brouillés par cette imagerie de violence, entretenue lors de manifestations pourtant sans enjeux majeurs. La violence viendra bien assez tôt de la part du pouvoir pour déloger des grévistes par exemple. Il n’est donc pas besoin de la chercher. Je pense que nous gagnerions beaucoup en audience et en crédibilité si nous faisions le choix affiché et revendiqué de manifestations non-violentes. Nous devons être capables de proposer de nouvelles formes de résistance collective.
Nombreux sont ceux qui pensent que les formes de mobilisations traditionnelles sont dépassées. Les syndicats n’auraient plus de rôle à jouer dans la transformation sociale, les manifestations ne serviraient plus à rien, les élections sont des pièges à cons, etc. Ces critiques, pour justes qu’elles soient, ne doivent pas pour autant nous conduire à la recherche d’une radicalité singée. Certes, si l’objectif des organisations politiques et syndicales est de mettre des gens dans la rue, de se compter et d’espérer des négociations avec le pouvoir, alors nous continuerons à perdre. Si le mouvement social et syndical ne trouve pas la force en lui-même d’imposer de nouveaux choix de société et s’en remet aux partis politiques et aux élections, alors nous continuerons à perdre. Si l’objectif des certains est d’affronter directement la police, alors nous continuerons à perdre. Si d’autres désertent le terrain social pour se satisfaire d’alternatives individuelles, alors nous continuerons à perdre.
Pourtant, lors des mobilisations contre la destruction du système de retraite, les choses étaient sur le point de bouger. On était proche du blocage de l’économie du pays, à tel point que, passées les réticences du début, on s’était pris à croire à un affrontement frontal et victorieux avec le pouvoir. Il n’en a rien été mais nous y avons cru. Dans plusieurs villes, des comités de grévistes ont assuré l’organisation de la mobilisation et de la solidarité. Ces formes de lutte rejailliront bientôt pour de nouveaux combats.
Fred (groupe Proudhon, Besançon)
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