Ce devrait être un procès assez éclairant sur les mœurs des entreprises de sécurité privée auxquelles font discrètement appel les grands groupes. A partir de lundi, et sauf surprise de dernière minute, le tribunal correctionnel de Nanterre (Hauts-de-Seine) doit juger la société EDF, deux de ses anciens cadres dirigeants, ainsi que deux ex-militaires reconvertis dans la sécurité et un hacker indépendant.
L'accusation principale du procès consiste en un véritable espionnage des activités de Greenpeace, via le piratage de l'ordinateur d'un des responsables de l'association, commandité par EDF et discrètement sous-traité à des officines privées. En droit, cela s'intitule une « atteinte à un système de traitement automatisé de données ».
Il se murmure ces jours derniers parmi les prévenus que l'avocat d'EDF, Alexis Gublin, déposera une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui pourrait retarder l'ouverture du procès. Sollicité mercredi 12 octobre, Me Gublin ne confirme pas.
Mediapart a pu prendre connaissance de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, un document édifiant de 76 pages, rédigé par le juge d'instruction Thomas Cassuto
Hasard de l'histoire, l'enquête démarre au Laboratoire national de dépistage du dopage, à Châtenay-Malabry. Fin juillet 2006, le LNDD annonce à grand bruit que le cycliste américain Floyd Landis, vainqueur du Tour de France, a été contrôlé positif à la testostérone. Le champion déchu et son manager, Arnie Baker, mènent aussitôt une campagne médiatique virulente contre le laboratoire français, en produisant notamment plusieurs documents internes. Une plainte est déposée en novembre 2006 par le président de l'Agence française de lutte contre le dopage. Vérification faite, les ordinateurs du labo ont été piratés à distance, comme l'établissent les policiers spécialisés de l'OCLCTIC.
Où l'on retrouve un acteur du dossier Karachi
Rapidement, un hacker est identifié. Il se nomme Alain Quiros, est autodidacte, et s'est installé depuis peu au Maroc. A distance, il a introduit un programme espion – un cheval de Troie sophistiqué – dans l'ordinateur du labo. Il a ainsi récupéré des milliers de documents internes et confidentiels.
Ce n'est pas tout. Chez le hacker, les policiers découvrent aussi une quantité de fichiers et des « frappes clavier » provenant des ordinateurs de Yannick Jadot et de Frédérik-Karel Canoy. Le premier a été le responsable des campagnes de Greenpeace-France, avant d'être élu député européen (Europe écologie-Les Verts). Le second est avocat à Vincennes (Val-de-Marne), et s'est illustré, en 2002, en affrontant en justice les dirigeants du groupe Vivendi pour le compte d‘une association de petits porteurs, l'Appac. Les ordinateurs de Yannick Jadot et de Me Canoy ont, eux aussi, été piratés à distance.
Le monde de « l'intelligence économique » est petit : Thierry Lhoro est également un des protagonistes de l'affaire de Karachi, dans laquelle il se serait rendu au Luxembourg pour le compte de la DCN afin de tester la résistance de Jean-Marie Boivin (lire notre article ici). Dans cette même affaire de Karachi, Thierry Lhoro aurait également demandé à Alain Quiros de « hacker » la société chargée d'abriter les commissions occultes, Eurolux, selon les déclarations de Quiros au juge d'instruction.
L'autre commanditaire de ce dossier d'espionnage informatique, Jean-François Dominguez, est également un ancien militaire, qui se définit pudiquement comme « consultant pour des entreprises travaillant dans le rapatriement sanitaire ». En fait, Dominguez serait un ancien légionnaire, mercenaire et photographe (repéré par les nationalistes basques) à ses heures (lire ici). Dominguez s'est également illustré en faisant espionner une émission de télé-réalité de M6 pour le compte d'un concurrent, ce qui lui a valu une condamnation à dix mois de prison avec sursis pour corruption active (en décembre 2007).
Selon le dossier du juge Cassuto, Dominguez a, en tout cas, demandé au hacker Quiros de pirater l'ordinateur de Me Canoy, et celui du Laboratoire national de dépistage du dopage. Le volet cycliste de l'enquête a permis de remonter jusqu'aux commanditaires : le coureur Floyd Landis et son manager Arnie Baker, qui sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Nanterre.
Un brin facétieux, Jean-François Dominguez a mis le juge Cassuto sur la piste d'une mystérieuse Sarah Connor, qui est restée introuvable. Peut-être parce qu'elle porte le nom d'un des personnages principaux du film Terminator ?
Vivendi et Legorjus épargnés faute de preuves
Deux grands pontes d'EDF sont renvoyés devant le tribunal – la société elle-même étant jugée en tant que personne morale. Il s'agit d'un ancien amiral, Pascal Durieux, responsable de la mission sécurité d'EDF, délégué à la sécurité du parc nucléaire de la société, et un ex-policier, Pierre Paul François, chargé de mission à la sécurité et subordonné de Durieux.
La thèse du juge Cassuto et du parquet de Nanterre est claire et nette : les activités anti-nucléaires de Greenpeace inquiétaient EDF, qui a voulu les empêcher en missionnant des officines pour espionner l'association. Yannick Jadot pense que c'est surtout la campagne contre l'EPR qui faisait peur à EDF.
« Cette affaire d'espionnage est d'autant plus scandaleuse qu'EDF s'est affranchi de certaines de ses obligations de service public, tout en conservant des liens avec la puissance publique », déclare à Mediapart Me Joseph Breham, qui défend Yannick Jadot et Frédérik-Karel Canoy aux côtés de son confrère William Bourdon.« En tout cas, il est tout bonnement impensable de soutenir que d'anciens militaires et policiers recrutés par EDF autant pour leurs réseaux que pour leur obéissance auraient pu agir de leur propre initiative. »
Les responsables de la sécurité d'EDF ont, en substance, expliqué pour se défendre que des missions de « veille légale sur des sources ouvertes » étaient parfois confiées à des sociétés privées. Des explications a minima qui ont été mises à mal par la découverte de documents provenant du hacking de l'ordinateur de Yannick Jadot sur un CD-Rom abrité dans le coffre-fort de Pierre Paul François.
Dans le volet de l'affaire qui concerne Me Canoy, des documents compromettants ont été découverts chez Jean-François Dubos, secrétaire général de Vivendi, mais aucun dirigeant du groupe n'a été renvoyé en correctionnelle faute de preuve. Vivendi avait conclu un contrat de veille avec la société Atlantic Intelligence visant les« opérations de déstabilisation possibles » du groupe. Mais l'un de ses dirigeants, l'ancien du GIGN Philippe Legorjus, a expliqué pendant l'enquête que cela n'avait donné lieu à aucune« mission offensive », ni action illégale. Quant à l'ancienne directrice générale d'Atlantic Intelligence, Nathalie Spillmann, un temps mise en examen, elle a finalement obtenu un non-lieu. On en est donc resté là pour le volet Vivendi, dans lequel seuls Quiros, Lhoro et Dominguez seront jugés.
Autre curiosité de l'ordonnance rédigée par le juge Cassuto : un salarié de l'officine Atlantic Intelligence avait été envoyé espionner l'Appac, dont il a réussi à devenir l'un des bénévoles, avec le titre de« secrétaire ». Ce qui n'a pas donné lieu à des poursuites.
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