lundi 3 octobre 2011

La femme taxi (histoire vécue)


17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent



Le 17 octobre 1961– c'était un mardi– des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La repression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts –jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.





La femme taxi
Histoire vécue


"- Calme-toi, on est à l'abri maintenant.
- Oh mon Dieu...
- Arrête de pleurer. Tiens mon mouchoir, et remets ton foulard comme il faut, on dirait une bohémienne.
- Tu ne te rends pas compte de ce que nous venons de vivre...
- Mais si puisque j'étais avec toi.
- Toi tu es un homme, tu peux courir, te sauver et moi je...
- Je t'ai pris la main.
- Je l'aurai lâchée si les policiers nous avaient rejoint, pour que tu files, que tu leur échappes. Tu as vu comme ils cognaient fort sur les gens avec leurs matraques ? Ils m'auraient frappée, mais tu serais loin.
- Parce que tu crois que je t'aurai laissée à leurs pieds ?

Yamina se calme. Le taxi qu'ils ont emprunté roule loin du quartier de la manifestation. Le chauffeur est une femme. Elle fume une cigarette à bout de filtre doré. Elle ne cesse de fixer Yamina et Mohamed, jeune couple, à travers la lunette du rétroviseur intérieur.
- Dire qu'il y en a qui sont venus dans le cortège avec leurs enfants, soupire Yamina.
- Il était dit que c'était une marche pacifique. Ils matraquaient sous les yeux en pleurs des enfants. Ces enfants raconteront ce jour terrifiant à leurs enfants qui le diront à leurs propres enfants plus tard, longtemps après... Moi qui voudrais que nos enfants s'intègrent et vivent librement ici... Va chanter La Marseillaiseaprès ça !
- J'ai mal aux genoux.
- Tu es tombée dans l'escalier du square, tu as perdu une boucle d'oreilles qui a dégringolé en bas des marches... Je ne suis pas retourné la chercher, je t'ai relevée et on a continué à courir.
- On s'est endimanché pour cette journée qui devait être une fête, toi avec ton costume, moi avec des chaussures neuves... Il t'en manque une...
- Oui, je l'ai perdue en route lorsque nous nous sommes fait piétiner par le groupe affolé d'Arabes qui venaient de Sartrouville. Il fallait bien qu'ils se sauvent aussi.

Yamina se penche sur la conductrice du taxi.
Yamina (en français)
- Merci ya Madame, merci encore...

La conductrice, touchée, répond d'un sourire.
- Si on ne vous avait pas croisée, qu'est qu'il serait advenu de nous ?

Yamina :
- Je n'ose pas y penser, oh mon Dieu !

La conductrice :
- Avant de m'enfoncer maladroitement dans le quartier de la manifestation et de vous croiser, je venais de longer les quais de Seine... J'ai vu des policiers sortir de leur estafette des immigrés qu'ils avaient arrêtés après la manifestation et ils les balançaient dans la Seine.

Mohamed et Yamina sont stupéfaits. Silence.

La conductrice :
- Je voulais m'éloigner des affrontements, lorsque j'ai vu que les policiers avec leurs matraques allaient bientôt vous coincer à la sortie du square, je les ai doublés et vous ai ouvert mes portières...

La main tatouée de Yamina va tremblante se poser sur l'épaule de la femme française."

Mehdi Charef

Arrivé en France à l'âge de dix ans, Mehdi Charef passe une partie de son enfance dans les bidonvilles et les cités de transit de la région parisienne. Fils d'ouvriers, il travaille en usine de 1970 à 1983. Son premier ouvrage paraît cette même année, Le thé au harem d'Archi Ahmed (Mercure de France). En 1985, Costa Gavras lui conseille de réaliser une adaptation de son roman. A publié: La première phrase (Rivages / Noir, 2000) ;Un Eté sans juillet (Cherche-Midi, 2004) ; Dictionnaire des mots français d'origine arabe (Seuil, 2007) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2010) ; Le Christ s'est arrêté à Tizi-Ouzou (Denoël, 2011). À paraître : Alger la Blanche (Denoël 2012).

http://www.mediapart.fr/journal/france/270911/la-femme-taxi-histoire-vecue

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