mardi 8 novembre 2011

Argentine et Etats-Unis : pourquoi Cristina Fernández gagne, pourquoi Obama perd


Le 23 octobre dernier, Cristina Fernandez a remporté les élections avec 54% des suffrages, devançant de 37 points le score de son concurrent le plus proche. La coalition de la Présidente a également remporté les élections au Congrès, au Sénat et au Gouvernement, ainsi que dans 135 des 136 conseils municipaux de l'agglomération de Buenos Aires.

Ces résultats contrastent vivement avec la situation du président Obama qui, selon de récents sondages, est à la traîne derrière les candidats républicains aux présidentielles et risque bien de perdre le contrôle des deux chambres du Congrès lors des prochaines élections de 2012. A quoi peut-on attribuer cette différence abyssale dans les choix des votants à l'égard de ces deux chefs d'État? Pour répondre à cette question, il convient de comparer, dans une perspective historique, les politiques socio-économiques et étrangères suivies et d'analyser les réponses apportées aux crises économiques aigues.
Méthodologie

Pour comparer leurs résultats, commençons par placer Cristina Fernandez et Barak Obama dans leurs contextes historiques respectifs. Leurs prédécesseurs, à savoir George Bush et Nestor Kirchner (feu le mari de Cristina Fernandez) ont tous deux été confrontés à des crises économiques et sociales majeures. Or, les réponses diamétralement opposées qu'ils ont apportées ont donné des résultats non moins divergents: d'une part, une croissance soutenue et équitable en Argentine et, d'autre part, des crises s'aggravant et des politiques aboutissant à des échecs aux États-Unis.

Cristina Fernández de Kirchner

Contexte historique de l'Argentine : dépression, révolte et reprise

De 1998 à 2002, l'Argentine a traversé la crise sociale et économique la plus violente de son histoire. L'économie a plongé de la récession à une dépression généralisée et atteint une croissance négative à deux chiffes en 2001 – 2002. Le taux de chômage a grimpé à 25%, et jusqu'à 50% dans certaines zones ouvrières. Des dizaines de milliers de professionnels plongés dans la pauvreté faisaient la queue pour du pain et de la soupe à deux pas du palace présidentiel. Des centaines de milliers de sans emplois, les piqueteros, ont bloqué les principaux axes routiers et certains ont pris d'assaut des trains transportant du bétail et des céréales destinées à l'exportation. Les banques ont fermé leurs portes, empêchant des millions d'épargnants d'accéder à leurs économies. Des millions de manifestants de la classe moyenne ont organisé des conseils de quartiers radicaux et se sont ralliés à des assemblées de chômeurs. Le pays était fortement endetté et les gens considérablement appauvris. L'état d'esprit du peuple menait en droite ligne à un soulèvement révolutionnaire. Le président en place Fernando De la Rua a été renversé (2001), de nombreux manifestants ont été blessés, voire tués, lorsque la rébellion populaire a menacé de s'emparer du palais présidentiel. A la fin de 2002, des centaines d'usines en faillite avaient été "occupées", reprises et dirigées par des travailleurs. L'Argentine a suspendu le paiement de sa dette extérieure. Au début de 2003, Nestor Kirchner a été élu à la présidence, en pleine crise systémique. Il s'est opposé à toutes les pressions exercées pour que le remboursement de la dette reprenne ou que les mouvements populaires soient réprimés. Il a plutôt choisi de lancer une série de programmes de travaux publics d'urgence. Il a par ailleurs autorisé l'engagement de chômeurs pour un salaire de 150 pesos par mois, une mesure qui a permis à la moitié de la main d'œuvre de couvrir ses besoins élémentaires.



"Qu'ils s'en aillent tous"

Le slogan le plus populaire parmi les mouvements massifs qui occupaient les quartiers financiers, les usines, les bâtiments publics et les rues était Que se vayan todos (Qu'ils s'en aillent tous), qui rejetait en bloc l'ensemble de la classe politique, les partis et leur leaders, le Congrès et les présidents. Or, si les mouvements étaient vastes, militants et unis sur ce qu'ils rejetaient, ils n'avaient pas de programme cohérent pour prendre les rênes du pouvoir ni de force politique nationale qui les guide. Après deux ans de tumulte, le peuple s'est rendu aux urnes pour élire Nestror Kirchner, avec le mandat « Produis ou péris !». Kirchner a bien saisi le message, du moins en ce qui concerne la croissance équitable.

Contexte: les États-Unis sous les ères Bush et Obama

Les dernières années de l'administration Bush et la présidence d'Obama ont coïncidé avec la crise sociale et économique la plus violente depuis la Grande Dépression des années 1930. En 2009, le chômage et le sous-emploi touchait près d'un tiers des travailleurs; des millions de maisons ont été saisies; les faillites se sont multipliées et les banques étaient au bord de l'effondrement. Une croissance négative ainsi qu'une chute vertigineuse des revenus ont fait exploser la pauvreté et le nombre des bénéficiaires de l'aide alimentaire. Comme les Argentins, les citoyens mécontents se sont rendus aux urnes, mais ils se sont laissés séduire par une rhétorique démagogique du changement et ont placé leurs espoirs en Obama. Les démocrates ont ainsi remporté la présidence, de même qu'une majorité dans les deux chambres. La première priorité du nouveau président et du Congrès a été de verser des milliards de milliards de dollars pour renflouer les banques, en dépit d'un chômage et d'une récession qui allaient s'aggravant. La deuxième a été de renforcer et d'étendre les guerres impériales d'outre-mer.

Obama a envoyé 30 000 soldats supplémentaires en Afghanistan; il a augmenté le budget militaire à 750 milliards de dollars; il a lancé de nouvelles opérations en Somalie, au Yémen, en Lybie, au Pakistan et ailleurs; il a augmenté l'aide militaire à l'armée coloniale d'Israël; il a signé des pactes militaires avec des pays d'Asie (Inde, Philippines, Australie) proches de la Chine. De plus, il a fait de l'expansion de l'empire militarisé une priorité absolue, et dilapidé le trésor et les fonds publics pour financer la relance de l'économie nationale et réduire le chômage.

Pour leur part, les présidents Kirchner et Fernandez ont limité le pouvoirs des militaires, coupé dans les dépenses de l'armée et affecté les revenus de l'État à des programmes d'emploi, à des investissements productifs et à des exportations non traditionnelles.

Sous Obama, les crises ont fourni un prétexte pour consolider et donner un nouveau souffle au pouvoir financier de Wall Street. La Maison Blanche a augmenté le budget militaire pour développer ses guerres impériales, aggravant de la sorte le déficit budgétaire qu'elle a ensuite proposé de réduire en procédant à des coupes, principalement dans les programmes sociaux.

Argentine, de la crise à un croissance dynamique

En Argentine, la catastrophe économique et le soulèvement populaire ont donné à Kirchner l'occasion de changer de cap et d'abandonner le militarisme et le pillage spéculatif au profit de programmes sociaux et d'une croissance économique durable.

Les victoires électorales remportées par Kirchner puis par Fernandez reflètent leur réussite à créer un État-providence capitaliste "normal", un changement des plus réjouissants après 30 ans de régimes prédateurs néolibéraux soutenus par les États-Unis. Entre 1966 et 2002, l'Argentine a connu la brutalité de dictatures militaires avec notamment des généraux génocidaires qui ont assassiné 30.000 personnes de 1976 à 1982. De 1983 à 1989, elle a connu un régime néolibéral (Raul Alfonsin) qui n'a pas su gérer l'héritage de la dictature et avec lequel l'hyperinflation a atteint les trois chiffes. De 1989 à 1999, sous la présidence de Carlos Menem, l'Argentine a assisté à la vente de ses éléments les plus lucratifs – entreprises publiques, ressources naturelles (pétrole compris), banques, autoroutes, zoos et toilettes publiques les plus lucratives – qui ont été cédés pour une bouchée de pain à des investisseurs étrangers et à toute une clique de kleptocrates.

Enfin, Fernando De la Rua (2000 – 2001), malgré des promesses de changement, n'a fait qu'aggraver la récession, laquelle a abouti au crash de décembre 2001, à la fermeture des banques, à la faillite de 10.000 entreprises et à l'effondrement pur et simple de l'économie.

Dans ce contexte d'échec total et de désastre humains provoqué par les politiques libérales que prônent les Etats-Unis et le FMI, les présidents argentins Kirchner et Fernandez se sont mis en défaut sur le remboursement de la dette extérieure, ont renationalisé plusieurs entreprises privées ainsi que les fonds de pension, ont pris des mesures contraignantes à l'égard des banques, ont doublé les dépenses sociales, augmenté les investissements publics dans la production et augmenté la consommation pour remonter la pente. A la fin 2003, le taux de croissance du pays passait des chiffres négatifs à 8%.


Droits de l'homme, programmes sociaux et politiques économique étrangère indépendante

L'Argentine a vu son économie augmenter de plus de 90% entre 2003 et 2011, soit trois fois plus que celle des États-Unis. La relance s'est accompagnée de dépenses sociales multipliées par trois, notamment affectées à des programmes de réduction de la pauvreté. Le pourcentages d'Argentins considérés comme pauvres a baissé de plus de 50% en 2001 à moins de 15% en 2011. Au cours de la même décennie, aux Etats-Unis, la pauvreté est passée de 12% à 17%.

Les Etats-Unis sont devenus le pays présentant les inégalités les plus marquées de l'OCDE, avec 1% de la population qui contrôle 40% des richesses (contre 30% il y a 10 ans); en Argentine, les inégalités ont chuté de moitié. L'économie américaine n'est pas parvenue à se relever de la grave récession de 2008-2009, au cours de laquelle elle a baissé de 8%; l'Argentine a décliné de moins de 1% en 2009 et elle a atteint un vigoureux 8% en 2010-2011).

L'Argentine a nationalisé ses fonds de pension, doublé les rentes de base et introduit un service universel de protection des enfants pour contrer la malnutrition et garantir la scolarité; aux États-Unis, 20% des enfants sont mal nourris, le taux d'absentéisme augmente chez les adolescents et la malnutrition touche plus de 25% des mineurs. Avec les coupes annoncées dans les secteurs de la santé et de l'éducation, les conditions sociales ne peuvent qu'empirer. En Argentine, les revenus des travailleurs employés et salariés ont augmenté de plus de 50% en termes réels au cours de 10 dernières années, alors qu'aux États-Unis, ils ont baissé de près de 10%.

La croissance dynamique du PNB de l'Argentine est due à l'augmentation de la consommation domestique et aux importants gains réalisés par l'exportation. Son large excédent commercial se base sur des prix de marché favorables et une compétitivité qui va grandissant; aux États-Unis, la consommation intérieure a stagné, le déficit commercial frôle le 1,5 milliard de milliards de dollars et les revenus sont dilapidés en dépenses militaires non productives à raison de plus de 900 milliards par année.
Alors qu'en Argentine, la politique de défaut de paiement de la dette a été adoptée en conséquence de la rébellion populaire et des mouvements de masse, aux États-Unis, le mécontentement de la population a été canalisé vers l'élection d'un escroc financier de Wall Street: Barak Obama. Celui-ci s'est empressé d'affecter les ressources au sauvetage de l'élite financière au lieu de la laisser aller à la faillite et d'instaurer la croissance, la compétitivité et la consommation sociale.

Les alternatives de l'Argentine aux renflouements et à la pauvreté



"Faim? Mangez un banquier!"

Le cas de l'Argentine contredit tous les préceptes suivis par les agences financières (FMI, Banque mondiale), tous leurs partisans politiques et journalistes de la presse financière. Depuis la première année (2003) de la relance de l'Argentine jusqu'à aujourd'hui, les experts ont « prédit » une croissance insoutenable – qui s'est pourtant poursuivie vigoureusement pendant plus d'une décennie. Les analystes prédisaient que le défaut de paiement de l'Argentine l'amèneraient à son exclusion des marchés financiers et verrait l'effondrement de son marché. L'Argentine a misé sur un autofinancement par le produit des exportations et sur une réactivation de l'économie nationale, confondant ainsi les économistes les plus prestigieux.

En voyant la croissance se poursuivre, les observateurs du Financial Times et de Wall Street Journal ont affirmé qu'elle prendrait fin lorsque les "capacités inhabituelles seraient épuisées". Au contraire, les bénéfices croissants ont permis de financer l'expansion du marché intérieur et d'exploiter des potentiels, notamment sur de nouveaux marchés en Asie et au Brésil.

Pas plus tard que le 25 octobre dernier, les chroniqueurs du Financial Times ont palabré sur "les crises à venir" en empruntant des accents de prédicateurs de l'apocalypse. Ils ont rabâché encore et encore leurs critiques d'une forte inflation, de programmes sociaux non-viables, d'une monnaie surévaluée pour annoncer la fin de la prospérité. Or, leurs mises en garde, ils les ont claironnées dans un contexte où la croissance reste pourtant à 8% pour 2011 et où Cristina Fernandez vient de remporter les élections à une écrasante majorité. Les scribes financiers anglo-américains feraient bien de tourner leur lorgnette sur la déliquescence de leurs régimes de libre échange en Europe et en Amérique du Nord plutôt que de mépriser une expérience économique qui aurait beaucoup à leur apprendre.

Répondant aux criques émanant de Wall Street, Mark Weisbrot et ses associés ont souligné (“The Argentina Success Story”, Center for Economic Bad Policy Research, octobre 2011) que la croissance de l'Argentine se fondait sur l'augmentation de la consommation domestique, des exportations de produits manufacturés vers des partenaires régionaux ainsi que sur les exportations traditionnelles de minerais et de denrées alimentaires vers l'Asie. En d'autres termes, l'Argentine n'est pas totalement dépendante des exportations primaires; son commerce est équilibré et ne dépend pas outre mesure du prix des matières premières. Quant à l'inflation, Weisbrot relève qu'"elle est peut-être élevée, mais ce qui importe pour le bien-être de la grande majorité de la population, c'est la croissance réelle et la répartition du revenu" (page 14).

Sous Bush et sous Obama, les Etats-Unis ont suivi une voie perverse totalement divergente: ils ont accordé la priorité aux dépenses militaires et renforcé l'appareil sécuritaire, au détriment de l'économie productive. Obama et le Congrès ont développé la police d'État, accru son influence politique sur des politiques budgétaires régressives et violé de plus en plus les droits de l'homme et les droits civils. Kirchner et Fernandez, quant à eux, ont poursuivi des dizaines d'auteurs d'atteintes aux droits de l'homme issus de la police et de l'armée et diminué le pouvoir politique des militaires.

En définitive, les présidents argentins ont affaibli le bloc de pression militariste qui préconise davantage de dépenses dans l'armement et la sécurité. Ils ont créé une situation plus favorable à leur projet politique basé sur le financement de la compétitivité économique, de nouveaux marchés et de programmes sociaux. Bush et Obama redynamisent le secteur financier parasite, aggravant ainsi le déséquilibre économique. Kirchner et Fernandez ont fait en sorte que le secteur bancaire finance la croissance des exportations, de la manufacture et de la consommation intérieure. Obama a taillé dans la consommation pour payer les créditeurs; Kirchner et Fernandez ont imposé aux porteurs d'obligations une coupe de 75% afin de financer les dépenses sociales.

Kirchner et Fernandez ont remporté trois élections présidentielles, avec une énorme avance; il se peut qu'Obama doive se contenter d'un seul mandat, malgré la somme astronomique – chiffrée en milliard – versée pour sa campagne par Wall Street, par l'industrie militaire et par les réseaux pro-Israël.

L'opposition populaire à Obama, notamment le mouvement Occupy Wall Street, a encore bien du chemin à parcourir avant d'égaler les mouvements d'Argentine qui ont démis les présidents en place, bloqué les autoroutes pour paralyser la circulation et la production, et imposé un agenda social qui accordait la priorité à la production plutôt qu'à la finance, à la consommation plutôt qu'aux dépenses militaires. Occupy Wall Street a fait un premier pas vers la mobilisation des millions de participants actifs nécessaires pour créer ce levier social qui a permis à l'Argentine de passer d'un État client style US à un État social indépendant et dynamique.


James Petras

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