dimanche 20 novembre 2011

Contrôles au faciès : un ticket pour contrôler les pratiques policières


Depuis 2007, les policiers municipaux de Fuenlabrada, banlieue madrilène, expérimentent la remise de formulaires aux personnes contrôlées, une initiative qui leur a permis de faire chuter le nombre de contrôles d'identité au faciès.

Le profilage ethnique, qui consiste à contrôler une personne en fonction de sa couleur de peau (et non de son comportement), a étéconstaté dans nombre de pays européens. Certains ont pris le problème à bras-le-corps, comme le Royaume-Uni qui, jusqu'à récemment, collectait systématiquement les données policières sur les contrôles et les mettait à disposition du public.


D'autres, comme la France, où une étude du CNRS avait montré en 2009 que, sur cinq sites parisiens étudiés, les Arabes et les Noirs avaient respectivement 7,8 et 6 sept fois plus de chance d'être contrôlés que les Blancs, font le dos rond.

Contrôle et palpation lors d'une opération de police à Marseille, le 22 novembre 2010.© Reuters

Le 3 novembre 2011, Open Society justice initiative (OSJI), la fondation du milliardaire George Soros, et Graines de France, un club de réflexion sur les quartiers populaires, ont donc organisé une réunion pour permettre à sept policiers français du syndicat Unité SGP Police de confronter leur expérience avec celle d'un sergent de police de Fuenlabrada.

Dialogue à bâtons rompus, auquel Mediapart a pu assister, sous réserve de préserver l'anonymat des policiers français.

Ville verticale de 209.000 habitants au sud de Madrid, Fuenlabrada possède quelques similarités avec les quartiers populaires français : une population jeune, 16% d'étrangers (même s'il s'agit d'une immigration récente), des espaces publics restreints au pied des tours, et des policiers «brûleurs d'essence, tournant pour tourner, sans but précis», comme l'explique le sergent espagnol David Martin Abanades.

A la suite d'une réorganisation, les policiers municipaux de Fuenlabrada (qui ont des prérogatives semblables à celles de la police nationale française) ont été rattachés à un quartier, qu'ils doivent quadriller en s'appuyant sur un réseau de correspondants (commerçants, chefs d'établissements scolaires, habitants, etc.). «La police de proximité, quoi», résume un policier français.

«Les policiers étant de plus en plus sur le terrain, il y avait de plus en plus de contrôles d'identité et de plaintes par rapport à l'action policière, raconte David Martin. Au final, nous étions de plus en plus perçus comme des policiers racistes.» Là aussi en toute similitude avec la police dans les zones urbaines sensibles françaises...

Entre octobre 2007 et mars 2008, Fuenlabrada a été l'une des huit villes test d'un programme de l'OSJI (mené avec le soutien de la commission européenne) visant à évaluer la façon dont les polices européennes utilisent leurs pouvoirs de contrôle.

L'expérience consistait à remettre systématiquement à chaque personne contrôlée le duplicata d'un formulaire indiquant le nom de l'agent de police en question, l'heure, le lieu et la date du contrôle, ses motifs légaux et ses circonstances, ainsi que les suites éventuelles (amende, arrestation, etc.).

Des contrôles contreproductifs


Le document remis à chaque contrôle par les policiers de Fuenlabrada

«Cela oblige le policier à dire précisément pourquoi il contrôle, note le sociologue Fabien Jobard, coauteur de l'étude du CNRS déjà citée. Et côté jeunes, cela permet aussi d'éviter certaines postures de victimisation. Si on prétend avoir été contrôlé dix fois, il faut pouvoir sortir dix fiches. On ne parle plus sur du vent !»
Une petite révolution aux yeux des policiers français, qui disposent d'un large pouvoir discrétionnaire envers les individus qui semblent agir de manière «suspecte» ou anormale. «Si c'est appliqué, ça fera un tollé !», souffle un sous-brigadier.

Ce ticket de contrôle s'inspire de ceux utilisés depuis longtemps par les policiers britanniques pour leur «stop and search». A la différence notable que les Britanniques y font apparaître l'appartenance ethnique de la personne contrôlée (telle que perçue par la personne elle-même et par le policier), tandis que les Espagnols s'en sont tenus à la nationalité.

Après un mois d'expérience, les policiers de Fuenlabrada se sont ainsi aperçus que les Marocains avaient 9,6 fois plus de chance d'être contrôlés que les Espagnols. «Et encore, si on avait pris en compte le critère ethnique au lieu de la nationalité, en ajoutant les jeunes Espagnols d'origine arabe, le chiffre aurait été bien supérieur», estime David Martin Abanades.

Pour l'OSJI, ce profilage ethnique est non seulement choquant mais inefficace, voire contre-productif.

«On prétend souvent que le ciblage disproportionné des minorités ou des groupes immigrés est justifié par des degrés différents d'implication dans des activités criminelles, explique le rapport de l'OSJI. Mais les données montrent que, à Fuenlabrada, les minorités sont nettement moins susceptibles d'être surprises en infraction à la loi que la population espagnole et que, par conséquent, il n'est pas productif de (les) contrôler et de (les) fouiller davantage.»


En effet sur les six mois de la phase test, 17% des contrôles effectués sur des Espagnols ont permis de révéler de possibles infractions, mais cela n'a été le cas que pour 7% des contrôles sur des Marocains, 4% pour les Roumains, et 2% pour les Nigériens...

De plus, note l'OSJI, le profilage ethnique «ruine la confiance en la police des communautés, et réduit d'autant leur désir de coopérer dans le cadre des enquêtes criminelles, anti-terroristes, ou (...) pour endiguer la délinquance dans leurs quartiers».

«Cinq minutes par fiche»


Evolution du nombre de contrôles et de fouilles (octobre 2007 - mars 2008)© OJSI

A Fuenlabrada, le test s'est donc accompagné de réunions publiques avec les communautés minoritaires, d'un livret «Connaissez vos droits», et d'une possibilité de signaler par Internet les dérives de policiers (en permanence identifiables grâce à un matricule apparent).


«Des gens venaient au poste dire qu'ils avaient été contrôlés par tel policier et qu'ils n'avaient pas reçu de fiche», précise David Martin Abanades qui constate quand même «un chiffre noir de policiers qui ne remplissent pas les fiches et peuvent être sanctionnés».

Au terme des six mois d'expérimentation du ticket de contrôle, l'évolution des pratiques policières semble spectaculaire : le nombre de contrôles effectués est divisé par trois (passant de 958 à 253 par mois). Leur efficacité a presque triplé (le pourcentage de contrôles conduisant à une arrestation ou une autre suite pénale passant de 6% à 17%).

Et les Marocains n'ont «plus» que 3,4 plus de chance de se faire contrôler que les Espagnols (contre 9,6 six mois plus tôt).

«Les policiers étaient réticents au début, car ils pensaient "Si on achète moins de billets de loterie, on a moins de chance de gagner", raconte David Martin Abanades. Mais le contraire s'est produit, car, afin d'éviter tout travail inutile, les policiers attendent désormais d'avoir un maximum d'éléments avant de contrôler.»

Et d'illustrer : «Avant quand nous avions un appel pour un groupe de jeunes en train du fumer du haschich, nous débarquions et nous contrôlions les vingt personnes, ce qui n'était pas très intéressant car la consommation de haschich correspond à une simple contravention, explique-t-il. Aujourd'hui nous commençons par nous approcher et observer qui a le haschich, avant de faire le contrôle.»

Au premier abord, la quantité de renseignements à remplir affole un peu les policiers français. «Je me vois mal dire aux collègues, vous êtes à deux pour patrouiller dans une cité et, en plus, il faut remplir des fichettes», remarque une jeune gardienne de la paix.

Un autre, qui travaille dans une unité d'appui sur le réseau ferroviaire, se «voit» également mal passer cinq minutes à remplir une fiche lors de chacun de ses «60 contrôles d'identité quotidiens».

Source de renseignement

Les policiers français se montrent par contre beaucoup plus intéressés par l'impressionnant fichier de données qu'ont constitué leurs collègues espagnols grâce à ces formulaires (quelque 17.000 fiches après trois ans d'existence) !

Ce fichier est à double détente, puisque anonymisé, il permet de produire des statistiques, de repérer des dérapages et de nourrir le débat public sur les contrôles au faciès. Mais il peut également être utilisé à des fins d'investigation criminelle.

«Les formulaires permettent de savoir qui était avec qui à quel endroit, à quel moment, et de faire ensuite ces recoupements dans le fichier», explique David Martin Abanades, qui donne l'exemple d'un meurtre ainsi partiellement résolu.

«C'est très intéressant pour le renseignement, si ça peut être exploité comme une base de données centralisée», salue une gardienne de la paix. Voilà l'objectif premier du ticket de contrôle (améliorer les relations entre la police et les populations minoritaires) allègrement passé à la trappe. «L'enfer est pavé de bonnes intentions», s'amuse un brigadier.

«C'est toute la question de l'anonymisation des données, à partir du moment où il y a des indications ethniques, remarque Lanna Hollo, représentante d'Open Society à Paris. On peut remplacer les noms par des numéros, c'est d'ailleurs ce que proposent les jeunes socialistes en France.»

Sur le fond, notent les policiers présents, l'initiative se heurterait en France à près de dix ans de politiques sécuritaires dirigées par des objectifs chiffrés, notamment en matière d'immigration.

«Ils ont la politique du chiffre en Espagne ?, interroge ainsi un sous-brigadier. Car c'est complètement contreproductif au niveau bâtonnite ce système !»


Contraire à la politique du chiffre

«Cela va à l'encontre de ce qu'on nous demande aujourd'hui, confirme un agent de la police aux frontières (PAF). Si on nous demande de faire de l'infraction à la législation sur les étrangers, on est obligé de se tourner vers des gens appartenant aux minorités. Même s'il n'y a pas de directives franches, on fonctionne clairement sur des critères ethniques. Les jeunes policiers de mon service ont tendance à faire se déshabiller des Réunionnais, juste du fait de leur couleur et alors qu'ils sont français ! Le dialogue est vraiment rompu avec les blacks et les beurs, car ils ont l'impression qu'on fait une fixation sur eux, alors que nous ne faisons plutôt une fixation que sur une politique.»

«La politique du chiffre ne s'applique qu'à ceux qui sont prêts à la subir, hausse des épaules un brigadier, qui dit être passé chef plus tard que ses collègues du fait d'une certaine tendance à la «désobéissance éthique».

«Il y a une partie, minoritaire, de policiers qui agissent par idéologie, la majeure partie agissent ainsi pour préserver leur tranquillité, dit-il. Mais poussé à l'extrême, on sait ce que ces comportements-là ont pu donner...»
Car ce qui pose problème, rappelle le sociologue Fabien Jobard, ce sont d'abord «les contrôles à répétition effectués par les policiers auprès de gens qu'ils connaissent puisqu'il s'agit de leurs "clients" habituels».

«Contrôler quand on sait très bien qu'on ne trouvera aucune infraction, c'est montrer son ascendant, voire exercer une certaine humiliation, estime-t-il. Et le contrôle d'identité est un symbole fort, car on ne demande pas seulement au jeune ce qu'il fait en bas de l'immeuble, mais on lui demande en fait s'il est bien légitime, ici, avec sa couleur de peau. Dans ce cas de figure, le formulaire peut être intéressant.»
Et une policière de conclure malicieusement : «Je ne pense pas que ça plairait à la hiérarchie, mais ça pourrait nous permettre d'éviter de tomber dans quelques petites dérives...»

Un collectif «Stop au contrôle au faciès» lance fin novembre une série de petites vidéos où des artistes racontent leur premier contrôle d'identité. Le collectif propose également aux personnes qui ont subi un contrôle d’identité hors véhicule et sans motif, d'envoyer un SMS «CONTROLE» à un numéro gratuit afin de mener «une action en justice massive contre l’Etat».
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