samedi 12 novembre 2011

Le pacifisme révolutionnaire peut-il engendrer la paix ?


Transcription complète de l’intervention de Noam Chomsky le 2 novembre 2011 à la conférence de Sydney Peace Prize, « Pacifisme Révolutionnaire : Choix et Perspectives », devant 2000 personnes qui lui ont réservé un « standing ovation ».

Comme nous le savons tous, les Nations Unies ont été fondées « pour épargner aux générations futures les affres de la guerre ». Ces mots ne peuvent que susciter qu’une profonde tristesse lorsqu’on voit ce que nous en avons fait, même s’il y a eu quelques améliorations notables, notamment en Europe.

Pendant des siècles, l’Europe a été l’endroit le plus violent de la planète, avec des conflits internes meurtriers et destructeurs qui ont forgé une culture de guerre qui a permis à l’Europe de conquérir une bonne partie du reste du monde, en choquant y compris leurs victimes qui n’étaient pourtant pas vraiment des pacifistes, mais qui pourtant « étaient épouvantés par la fureur destructrice de l’art de la guerre Européenne, » selon les termes d’un historien militaire britannique Geoffrey Parker. Ce qui a aussi permis à l’Europe d’imposer à ses conquêtes ce qu’Adam Smith a appelé « l’injustice sauvage des Européens », avec l’Angleterre en tête, ce qu’il n’a pas manqué de souligner.

La conquête globale a pris une tournure particulièrement horrible dans ce qu’on appelle parfois « l’Anglosphère », l’Angleterre et ses territoires, les sociétés coloniales, où les sociétés indigènes ont été ravagées et leurs populations chassées ou exterminées. Mais depuis 1945 l’Europe est devenue à l’intérieur de ses frontières l’endroit le plus pacifique et par de nombreux aspects le plus humain de la terre – ce qui constitue l’origine d’une partie de ses souffrances actuelles, un sujet important que je n’aurais pas le temps d’aborder.

Chez les chercheurs, cette transition dramatique est souvent attribuée à la théorie de la « paix démocratique », à savoir que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. Il ne faut cependant pas oublier que les Européens ont aussi fini par réaliser que la prochaine fois qu’ils se livreraient à leur passe-temps préféré qui consiste à se massacrer entre eux serait aussi la dernière : la civilisation avait développé des moyens de destruction tels qu’on ne pouvait les employer que contre des cibles trop faibles pour riposter, ce qui constitue en soi le résumé d’une bonne partie de l’épouvantable histoire de l’après Seconde Guerre Mondiale. La menace n’a pas disparu. Les affrontements entre les Etats-Unis et l’URSS ont frôlé le conflit nucléaire et de manière extrêmement choquante lorsqu’on les examine de plus près. Et la menace d’une guerre nucléaire n’est que trop présente - c’est un sujet sur lequel je reviendrai brièvement.

Pouvons-nous au moins limiter les ravages de la guerre ? Une des réponses est donnée par les pacifistes absolus, dont font partie des personnes que je respecte mais avec lesquels je ne suis pas d’accord.

Une position plus convaincante, je crois, est celle du penseur pacifiste et du militant social AJ Muste, une des grandes figures du 20ème siècle aux Etats-Unis, à mon avis. C’est ce qu’il a appelé le « pacifisme révolutionnaire ». Muste méprisait la lutte pour la paix si elle n’était accompagnée de la lutte pour la justice. Il insistait que « il faut être un révolutionnaire avant de pouvoir être un pacifiste » - par là il voulait dire qu’il nous faut cesser « d’acquiescer (si) facilement dans des conditions si maléfiques » et qu’il nous faut traiter « avec honnêteté et de manière appropriée ce qui constitue 90% de notre problème » - « la violence sur lequel est basé le système actuel, et tout le mal – matériel et spirituel – qui en résulte pour les masses à travers le monde » Si non, disait-il, « il y a quelque chose de ridicule, et peut-être d’hypocrite, à nous préoccuper des 10% composés de la violence exercées par les rebelles contre l’oppression » - quel que soit leur degré d’horreur.

Muste se heurtait au problème le plus difficile à résoudre pour un pacifiste, la question de savoir s’il faut participer à une guerre antifasciste. En écrivant sur la position de Muste il y a 45 ans, j’avais noté sa mise en garde que « Après une guerre, le problème est le vainqueur. Il croit qu’il vient de prouver que la guerre et la violence paient. Qui lui donnera une leçon ? » Sa remarque était plus que judicieuse à l’époque où les guerres d’Indochine faisaient rage. Et toute aussi judicieuse à d’autres occasions depuis.

Les alliés n’ont pas combattu « une bonne guerre », comme elle est souvent appelée, à cause des crimes affreux du fascisme. Avant leurs attaques contre les puissances occidentales, les fascistes étaient plutôt bien considérés, particulièrement cet « admirable gentleman italien », comme disait FDR (Président Roosevelt - NDT) à propos de Mussolini. Même Hitler était considéré par le Département d’Etat comme un « modéré » qui faisait barrage aux extrémistes de tous bords. Les Britanniques étaient encore plus sympathisants, particulièrement les milieux d’affaires. Le proche confident de Roosevelt, Sumner Welles, a rapporté au président que l’accord de Munich qui avait démembré la Tchécoslovaquie « représente une occasion pour les nations du monde de créer un nouvel ordre mondial basé sur la justice et la loi, » et où les Nazis modérés pourraient jouer un rôle clé.

En avril 1941, l’homme d’état influent George Kennan, le plus pacifiste des faucons de l’après-guerre, a écrit depuis son poste consulaire à Berlin que les dirigeants allemands n’avaient aucune envie « de voir d’autres peuples souffrir sous le règne allemand », qu’ils « avaient très envie de voir leur nouveaux sujets heureux sous leur gouvernance, » et qu’ils faisaient « d’importants compromis » pour trouver à une solution heureuse.

A l’époque, les horribles évènements de l’Holocauste étaient déjà bien connus, mais ces derniers ont été à peine abordés lors des procès de Nuremberg qui se sont focalisés sur l’agression, « le crime international par excellence, celui qui englobe et entraîne tous les autres crimes » : en Indochine, en Irak, et en bien d’autres lieux et sur lesquels il y aurait bien de choses à dire.



Les horribles crimes du fascisme japonais ont été virtuellement ignorés dans les accords à la fin de la guerre. L’agression du Japon a commencé il y a exactement 80 ans, avec la mise en scène de l’incident de Mukden, mais pour l’Occident, l’agression débuta 10 ans plus tard, avec l’attaque des bases militaires situées sur deux colonies US. L’Inde et d’autres grands pays asiatiques refusèrent de participer la conférence du Traité de Paix à San Francisco en 1951 parce que les crimes commis par le Japon en Asie n’y étaient pas abordés – et aussi à cause de l’installation d’une grande base militaire US sur l’île (japonaise) d’Okinawa, toujours présente malgré les protestations vigoureuses de la population.

Il est utile de réfléchir à plusieurs aspects de l’attaque contre Pearl Harbor. Un est la réaction de l’historien et conseiller de Kennedy, Arthur Schlesinger, devant le bombardement de Bagdad en mars 2003. Il a rappelé les mots prononcés par FDR lors du bombardement de Pearl Harbor par le Japon, et qui a parlé d’une « date qui entrera dans l’histoire comme une infamie ».

« Aujourd’hui ce sont les Américains qui sont entrés dans l’infamie », a écrit Schlesinger au moment où notre gouvernement adoptait les méthodes du Japon Impérial. Ce sont des réflexions qui ont été à peine esquissées ailleurs dans la grande presse pour ensuite être rapidement évacuées : je n’ai trouvé aucune mention de cette déclaration lors des éloges prononcées sur Schlesinger quelques années plus tard, à l’occasion de son décès.

Nous pouvons aussi apprendre beaucoup sur nous mêmes en développant la remarque de Schlesinger. Selon les critères en vigueur aujourd’hui, les attaques du Japon seraient justifiées et même méritées. Après tout, le Japon ne faisait qu’exercer la doctrine tant louée de l’autodéfense préventive en bombardant les bases militaires à Hawaï et aux Philippines, deux colonies US, et avec des justifications bien plus sérieuses que tout ce que Bush ou Blair ont réussi à trouver lorsqu’ils ont eux-mêmes adopté la politique du Japon Impérial en 2003. Les dirigeants japonais étaient parfaitement conscients que les Forteresses Volantes B-17 sortaient des usines de Boeing, et ils pouvaient lire dans la presse Américaine que ces machines à tuer étaient capables d’incendier Tokyo, « une ville aux maisons faites de papier de riz et de bois ».

En novembre 1940, un plan pour « bombarder Tokyo et d’autres grandes villes » fut accueilli avec enthousiasme par le Secrétaire d’Etat Cordell Hull. FDR était « tout simplement enchanté » par ce plan pour « incendier le cœur industriel de l’Empire par des attaques avec des bombes incendiaires sur les fourmilières de bambou de Honshu et Kyushu, » ainsi que le soulignait l’auteur, le général de l’Armée de l’Air Chennault. En juillet 1941, l’Armée de l’air transportaient des B-17 vers l’Asie à cette fin, et affecta la moitié des grands bombardiers à cette région après les avoir retirés des voies maritimes de l’Atlantique. Ils devaient être utilisés si nécessaire « pour mettre à feu les villes de papier du Japon », selon le Général George Marshall, le principal conseiller militaire de Roosevelt, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue trois semaines avant Pearl Harbor.

Quatre jours plus tard, le correspondant du New York Times Arthur Krock révéla des plans américains pour bombarder le Japon à partir des bases sibériennes et philippines, où l’Armée de l’Air faisaient parvenir en hâte des bombes incendiaires destinées à des cibles civiles. Les Etats-Unis savaient, par l’interception de messages codés, que le Japon était au courant de ces plans.

L’Histoire nous fournit de nombreux éléments qui confirment la conclusion de Muste selon qui « après une gaurre, le problème est le vainqueur, il croit qu’il vient de prouver que la guerre et la violence paient ». Et la véritable réponse à la question de Muste, « qui lui donnera une leçon ? » ne peut être que les peuples eux-mêmes pour peu qu’ils adhèrent à quelques principes moraux élémentaires.

Même le plus controversé de ces principes pourrait avoir un impact majeur sur la fin de l’injustice et de la guerre. Considérez le principe d’universalité, peut-être le principe le plus élémentaire des principes moraux : nous nous imposons les mêmes critères que nous exigeons aux autres, sinon plus strictes. Ce principe est universel, ou pratiquement, à trois égards : on le retrouve sous une forme ou une autre dans tous les codes éthiques ; il est universellement applaudi en paroles en constamment violé en actes. Le fait est évident et préoccupant.

Ce principe s’accompagne aussi d’un corollaire simple et qui connaît le même sort : nous devrions dépenser notre énergie là où nous avons la possibilité d’exercer une influence, typiquement dans les situations où nous avons une part responsabilité. C’est quelque chose qui va de soi s’agissant de nos ennemis. Personne par exemple ne s’intéresse aux intellectuels iraniens qui se joignent aux religieux au pouvoir pour condamner les crimes d’Israël ou des Etats-Unis. Ce que nous leur demandons, c’est de dire ce qu’ils pensent de leur propre gouvernement.

Nous avons rendu hommage aux dissidents Soviétiques selon le même principe. Bien sûr, la réaction au sein de leurs propres sociétés est différente. Leurs dissidents sont condamnés pour « anti-soviétisme » ou comme supporters du Grand Satan, à l’instar de leur contreparties ici qui sont condamnés pour « antiaméricanisme » ou comme supporters du dernier ennemi officiellement désigné en date. Et bien sûr, la punition à l’encontre de ceux qui adhèrent à ces principes élémentaires peut être sévère, selon la nature de la société.

Dans la Tchécoslovaquie de l’ère soviétique, par exemple, Vaclav Havel fut emprisonné. Dans le même temps, ses contreparties au Salvador dirigé par les Etats-Unis se faisaient exploser la cervelle par des bataillons d’élite fraîchement débarquées de l’école militaire John F. Kennedy en Caroline du Nord, et agissant sous les ordres explicites du Haut Commandement, qui entretenait d’excellentes relations avec Washington. Tout le monde connaît et respecte Havel pour sa résistance courageuse, mais qui serait capable de citer un seul nom de ces dirigeants intellectuels d’Amérique latine, des prêtres jésuites, qui sont entrés dans la longue liste sanglante des victimes de la brigade Atlacatl peu de temps après la chute du mur de Berlin – en compagnie de leur femme de ménage et de sa fille, car l’ordre avait été donné de ne laisser aucun témoin ?

Et avant qu’on ne nous objecte qu’il s’agissait d’une exception, rappelons ce truisme des milieux universitaires latino-américains, que l’historien John Coatsworth indique dans son « Cambridge University History of the Cold War » récemment publié : de 1960 à « l’effondrement Soviétique en 1990, le nombre de prisonniers politiques, victimes de torture et exécutions de dissidents non violents en Amérique latine a très largement dépassé ceux de l’Union Soviétique et de ses pays satellites européens. » Parmi les assassinés se trouvaient de nombreux martyrs religieux, et il y avait aussi de nombreux massacres en masse, toujours soutenus ou initiés par Washington. Et la date de 1960 est très significative, pour des raisons que nous connaissons tous mais que je n’ai pas le temps d’aborder.

En Occident, tout ceci a « disparu », pour emprunter la terminologie de nos victimes latino-américaines. Malheureusement, ce sont des traits caractéristiques d’une culture intellectuelle et morale qui prend ses sources très loin dans l’histoire. Je crois qu’ils soulignent de façon très éloquente la phrase de Muste.

Si nous espérons un jour être dignes des nobles principes dont nous nous réclamons avec passion, et pouvoir réaliser le rêve original des Nations Unies, il nous faut réfléchir attentivement aux choix importants qui ont été faits, et qui sont faits encore chaque jour – sans oublier « la violence sur lequel est basé le système actuel, et tout le mal – matériel et spirituel – qui en résulte pour les masses à travers le monde ». Parmi ces masses on trouve 6 millions d’enfants qui meurent chaque année par manque de soins médicaux élémentaires que les pays riches pourraient fournir sans même que cela se fasse sentir dans leurs budgets. Et un milliard sont au bord de la famine ou pire, mais certainement pas hors d’atteinte de notre aide.

Il ne faut jamais oublier non plus que notre richesse provient pour une bonne part des tragédies que d’autres subissent. C’est particulièrement évident au sein de l’Anglosphère. Je vis dans une banlieue confortable de Boston. Ceux qui vivaient là avant ont été les victimes de « la véritable extirpation de tous les indiens de la plupart des régions peuplées de l’Union » par des moyens « plus destructeurs envers les indiens natifs que ceux des conquistadors du Mexique et du Pérou » - jugement prononcé par le premier Secrétaire à la Guerre des colonies nouvellement libérées, le Général Henry Knox.

Ils ont connu le sort de « cette race malheureuse d’Américains natifs, que nous sommes en train d’exterminer sans pitié et avec une telle cruauté... parmi les crimes abominables de cette nation, sur qui, je crois, Dieu portera un jour son jugement. » - selon les mots du grand stratège John Quincy Adams, auteur intellectuel du Destin Manifeste et de la Doctrine Monroe, bien après qu’il eut lui-même contribué à ces crimes abominables. Et les Australiens n’auraient aucun mal à fournir d’autres exemples.

Quel que soit le jugement de Dieu, celui de l’homme est loin des attentes exprimées par Adams. Pour ne mentionner que quelques cas récents, examinons ce que je crois sont les deux journaux de la gauche-libérale intellectuelle les plus réputés de l’Anglosphère, le New York ( Times ? - NdT) et le London Reviews of Books.

Dans le premier, un éminent commentateur a récemment raconté ce qu’il avait appris des travaux de « l’historien héroïque » Edmund Morgan : à savoir, que lorsque Christophe Colomb et les premiers explorateurs sont arrivés « ils ont trouvé une immensité continentale clairsemée d’agriculteurs et de chasseurs... Dans le monde illimitée et vierge qui s’étendait depuis la jungle tropicale jusqu’aux glaces du nord, il n’y avait pas plus d’un million d’habitants. » Le chiffre est faux de quelques dizaines de millions, et « l’immensité » en question comprenait des civilisations avancées, faits bien connus depuis longtemps par tous ceux qui ont choisi de savoir.

Aucun courrier de lecteurs n’a été publié pour dénoncer ce véritable déni colossal de génocide. Chez leurs collègues du journal The London, un historien reconnu a mentionné en passant « les mauvais traitements infligés aux Américains natifs », sans provoquer plus de commentaires. Il est évident que nous n’accepterions jamais le terme de « mauvais traitements » pour désigner des crimes comparables ou même moins graves commis par nos ennemis.

Après des siècles de déni, la reconnaissance des crimes abominables dont nous tirons énormément profit serait un bon début.

Là où je vis, une des principales tribus s’appelait les Wampanoag. Ils ont encore une réserve pas très loin. Leur langue a disparu il y a bien longtemps. Mais par une remarquable prouesse universitaire et un dévouement envers les droits humains les plus élémentaires, leur langue a été reconstituée à partir de textes de missionnaires et d’éléments comparatifs et nous avons pour la première fois en cent ans une personne qui parle cette langue, la fille de Jennie Little Doe, qui est devenue la première personne à la parler couramment. C’est une ancienne élève du MIT (Massachusetts Institute of Technologie), qui a travaillé avec mon ami et collègue, le feu Kenneth Hale, un des linguistes les plus remarquables des temps modernes.

Parmi ses nombreux travaux, il y a son rôle moteur dans l’étude des langues aborigènes de l’Australie. Il était aussi très engagé dans la défense des droits des peuples indigènes, et aussi un militant dévoué pour la paix et la justice. Il a été capable de transformer notre département au MIT en un centre d’études des langues indigènes et de défense active des droits indigènes sur le continent Américain et au-delà.

La renaissance de la langue Wampanoag a revitalisé la tribu. Une langue, c’est plus que des sons et des mots. C’est la base de la culture, de l’histoire, des traditions, toute la richesse de la société et de la vie humaine. La perte d’une langue constitue un coup dur non seulement pour la communauté elle-même mais aussi pour tous ceux qui espèrent comprendre quelque chose à la nature humaine, à sa capacité et ses accomplissements. Elle constitue bien-sûr un coup particulièrement dur pour tous ceux qui sont attachés à la variété des langues humaines, un composant essentiel des facultés intellectuelles supérieures de l’homme.

On pourrait accomplir d’autres gestes similaires, très insuffisants mais symboliques en guise de repentir pour les péchés abominables sur lesquels reposent notre richesse et notre pouvoir.

Puisque nous commémorons des anniversaires, tels que celui des attaques japonaises d’il y a 70 ans, il y en a plusieurs importants qui tombent à peu près à cette période et desquels ont peut tirer des leçons à la fois pour notre culture et pour des actions concrètes. Je n’en citerai que quelques uns.


L’occident vient de commémorer le dixième anniversaire des attaques terroristes du 11 Septembre et de ce qu’on a appelé à l’époque, mais plus maintenant, « l’invasion glorieuse » de l’Afghanistan, suivie de près par l’invasion encore plus glorieuse de l’Irak. Le dossier du 11/9 a été partiellement clos par l’assassinat du principal suspect, Oussama Ben Laden, par des commandos US qui ont envahi le Pakistan, l’ont attrapé et puis l’ont assassiné, avant de se débarrasser de son corps sans autopsie.

J’ai bien dit « suspect principal », en référence à ce vieux principe oublié depuis longtemps et appelé la « présomption d’innocence ».

Le dernier numéro du principal journal US d’études sur les relations internationales publie plusieurs discussions sur les procès de Nuremberg contre certains des plus grands criminels de l’histoire. Nous y lisons que « la décision des Etats-Unis de poursuivre en justice, plutôt que d’appliquer une vengeance brutale, représente une victoire de la tradition américaine du droit et de cette marque particulière de légalisme à l’américaine : la punition est réservée à ceux qui sont prouvés coupables par un procès accompagné d’un arsenal de protections juridiques. »

Le journal est paru au moment même où on célébrait l’abandon de ce principe et ce d’une manière dramatique alors que la campagne d’assassinat de suspects, et les « dommages collatéraux » inévitables qui les accompagnent, continuent de s’étendre sous les applaudissements.

Il y en a qui n’applaudissent pas. Le principal quotidien Pakistanais a récemment publié une étude sur les effets des attaques par drones et autres terrorismes des Etats-Unis. L’étude a montré qu’ « environ 80% des habitants des régions tribales du Sud et Nord Waziristan sont affectés par des troubles mentaux tandis que 60% de ceux du Peshawar frisent le cas clinique si le problème n’était pas réglé immédiatement, » et a prévenu que « la survie de notre jeune génération » était en jeu. En partie pour ces raisons, la haine de l’Amérique a atteint des niveaux phénoménales, qui sont montés encore plus haut après l’assassinat de Ben Laden.

Une des conséquences a été des tirs par dessus la frontière sur des bases de l’armée d’occupation US situées en Afghanistan – ce qui a provoqué une sévère condamnation du Pakistan pour son absence de coopération dans la guerre US à laquelle les Pakistanais sont massivement opposés, adoptant la même position que lors de l’occupation de l’Afghanistan par les Russes. Une position saluée à l’époque mais condamnée aujourd’hui.

La littérature spécialisée et même l’ambassade US à Islamabad a prévenu que les pressions exercées sur le Pakistan pour le faire participer à l’invasion américaine, ainsi que les attaques US contre le Pakistan, sont en train de « déstabiliser et radicaliser le Pakistan, créant le risque d’une catastrophe géopolitique pour les Etats-Unis - et le monde – d’une ampleur qui dépasserait largement tout ce qui pourrait arriver en Afghanistan » – selon l’analyste en affaires militaires britanniques et pakistanaises, Anatol Lieven. L’assassinat de Ben Laden a fortement augmenté ce risque, chose qui a été ignorée dans l’enthousiasme général affichée lors de l’assassinat d’un suspect.

Les commandos US avaient reçu l’ordre de livrer combat si nécessaire pour rebrousser chemin. Ils auraient certainement bénéficié d’une couverture aérienne, peut-être plus, auquel cas le risque était celui d’une confrontation majeure avec l’armée pakistanaise, la seule institution stable au Pakistan et qui est très sourcilleuse par rapport à la souveraineté du pays. Le Pakistan possède un énorme arsenal nucléaire, celui qui est en plus forte croissance dans le monde. Et tout le système est imbriqué aux islamistes radicaux, un résultat du ferme soutien américano-saoudien au pire des dictateurs pakistanais, Zia ul-Haq, et son programme d’islamisation radicale.

Ce programme, ainsi que les armes nucléaires du Pakistan, font partie de l’héritage de Ronald Reagan. Obama a rajouté le risque d’assister à des explosions nucléaires à Londres et New York, si la confrontation avait abouti à la fuite de matériel nucléaire en direction des djihadistes, un risque plausible. Voilà un des nombreux exemples des menaces posées par les armes nucléaires.

L’assassinat de Ben Laden portait un nom de code : « opération Géronimo ». Ceci a provoqué un scandale au Mexique, et les survivants de la population indienne aux Etats-Unis ont protesté. Mais ailleurs, peu semblaient saisir la signification d’avoir associé Ben Laden à un chef indien Apache héroïque qui a mené la résistance face aux envahisseurs et qui a cherché à protéger son peuple du sort de « cette race malheureuse » que John Quincy Adams avait décrit avec éloquence. La mentalité impériale est si profondément enracinée qu’elle empêche de remarquer ce genre de choses.

Il y a eu quelques critiques formulées contre l’opération Géronimo – le nom, son mode opératoire, et les conséquences. Toutes ont suscité les condamnations furieuses habituelles qui ne méritent pas d’être mentionnées, mais certaines étaient instructives. La plus intéressante est celle du commentateur respecté de centre-gauche, Matthew Yglesias. Il a patiemment expliqué que « une des fonctions principales de l’ordre institutionnel international est précisément de légitimer le recours à la force militaire létale employée par les puissances occidentales, » et qu’il était donc « incroyablement naïf » de laisser entendre que les Etats-Unis devaient respecter le droit international ou n’importe quelle autre condition que nous imposons aux plus faibles. Il ne formulait pas une critique, mais une louange.

On ne serait donc en droit d’émettre que des objections d’ordre tactique lorsque les Etats-Unis envahissent un autre pays, assassinent et détruisent sans compter, assassinent des suspects à leur guise, et remplissent toutes leurs autres obligations envers l’humanité. Et si les victimes habituelles voient les choses d’un autre œil, ça ne fait que révéler leur arriération morale et intellectuelle. Et l’esprit critique occidental éventuel qui ne comprend pas ces vérités fondamentales sera qualifié de « sot », comme l’explique Yglesias. Et soit dit en passant, c’est à moi qu’il faisait explicitement référence, alors je plaide volontiers coupable.

Retournons 10 ans en arrière, en 2001. Dés le départ il était évident que « l’invasion glorieuse » était tout sauf ça. Elle fut entreprise en sachant qu’elle risquait de plonger plusieurs millions d’Afghans dans la famine, raison pour laquelle les ONG ont sévèrement condamné les bombardements et ont été obligées de mettre un terme à leurs programmes sur lesquels 5 millions d’Afghans comptaient pour survivre. Heureusement, le pire a été évité, mais il faut être particulièrement obtus moralement pour ne pas comprendre que les actes se jugent selon leurs conséquences prévisibles et non réelles.

L’invasion de l’Afghanistan n’avait pas pour objectif le renversement du régime brutal des Talibans, comme il a été affirmé par la suite. Cette justification a été donnée plus tard, trois semaines après le début des bombardements. La raison officielle donnée était que les Taliban refusaient de livrer Ben Laden sans preuves, preuves que les Etats-Unis refusaient de fournir – on a appris plus tard que c’était parce qu’ils n’en avaient aucune, et qu’ils en ont toujours si peu qu’elle aurait du mal à tenir devant un tribunal indépendant, même si sa responsabilité ne faisait pas de doute. En fait, les Taliban ont effectué quelques gestes vers une extradition, et nous avons appris depuis qu’il y avait d’autres options mais qu’elles ont toutes ignorées pour leur préférer la violence qui a ravagé le pays depuis. Selon l’ONU, la violence a atteint cette année son apogée depuis dix ans, et aucune amélioration n’est en vue.

Une question très grave, et rarement posée à l’époque ou même depuis, est de savoir s’il y avait une alternative à la violence. Tout indique que oui. Les attaques du 11/9 avaient été sévèrement condamnées par le mouvement djihadiste, et il existait une bonne possibilité de diviser et isoler Al Qaeda. Au lieu, Washington et Londres ont choisi de suivre le scénario rédigé par Ben Laden et l’aider à confirmer ses accusations selon lesquelles l’Occident attaquait l’Islam, provoquant ainsi de nouvelles vagues de terrorisme. Le responsable en chef de la CIA chargé de traquer Ben Laden depuis 1996, Michael Scheuer, avait prévenu dès le début et répété depuis que « les Etats-Unis d’Amérique sont le dernier allié indispensable de Ben Laden ».

Voici quelques unes des conséquences naturelles lorsqu’on ignore l’avertissement de Muste et la dimension principale de son pacifisme révolutionnaire, qui devrait nous inciter à examiner les mécontentements qui débouchent sur la violence et, lorsque ces mécontentements sont légitimes, comme ils le sont souvent, tenter de trouver une solution. En suivant ce conseil, on peut obtenir de très bons résultats. L’expérience récente de la Grande-Bretagne en Irlande du Nord est un bon exemple. Pendant des années, Londres répondait au terrorisme de l’IRA par plus de violence, provoquant une escalade qui avait atteint des sommets. Lorsque le gouvernement a décidé d’examiner les condoléances, la violence a diminué et le terrorisme a disparu. J’étais à Belfast en 1993, lorsque la ville était une zone de guerre, et j’y suis retourné l’année dernière. Il y avait encore des tensions, mais rien d’extraordinaire.

Il y a encore beaucoup de choses à dire sur ce que nous appelons le 11/9 et ses conséquences, mais je ne veux pas clore mon intervention sans mentionner d’autres anniversaires. En ce moment, c’est le 50ème anniversaire de la décision du Président Kennedy de procéder à une escalade dans le conflit au Sud Vietnam, en passant d’une répression féroce qui avait déjà fait des dizaines de milliers de victimes et provoqué au final une réaction que le régime marionnette du Sud Vietnam n’arrivait plus à contrôler, à une invasion ouverte par les Etats-Unis : bombardements par l’armée de l’air, l’emploi du napalm, l’emploi d’armes chimiques rapidement suivies par des destructions de récoltes pour affamer la résistance et des programmes pour envoyer des millions de Sud Vietnamiens dans des camps de concentration pour les « protéger » des guérillas qui, selon notre propre aveu, avaient le soutien de la population.

Je n’ai pas le temps de passer en revue le triste résultat, et je ne devrais pas avoir à le faire. Les guerres ont ravagé trois pays (Vietnam, Cambodge, Laos - NdT), avec des millions et des millions de victimes, sans parler des pauvres victimes de la gigantesque guerre chimique, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui chez les nouveaux nés.

Il y avait quelques marginaux qui protestaient - « des sauvageons marginaux » selon le terme de McGeorge Bundy, ancien doyen de Harvard et conseiller à la Sécurité Nationale de Kennedy et Johnson. Et au moment où l’existence même du Sud Vietnam était en jeu, les protestations ont pris une certaine ampleur. A la fin de la guerre, en 1975, environ 70% de la population la jugeait « fondamentalement mauvaise et immorale » , et non « une erreur », chiffres confirmés par tous les sondages dés lors qu’ils posaient la question. Par contre, dans les grands médias, la dissidence la plus radicale qu’on pouvait entendre se limitait à dire que la guerre avait été « une erreur » parce que nos nobles objectifs avaient un coût exorbitant.



Un autre anniversaire que nous ne devrions pas oublier est celui du massacre du cimetière de Santa Cruz (*) à Dili, il y a tout juste 20 ans, une des atrocités les plus connues et les plus choquantes de l’invasion et l’annexion du Timor Oriental par l’Indonésie. L’Australie et les Etats-Unis avaient reconnu l’occupation indonésienne, après une invasion génocidaire. Le Département d’Etat expliqua au Congrès en 1982 que Washington reconnaissait à la fois l’occupation indonésienne et le régime du « Kampuchea Démocratique » des Khmers Rouges. La justification avancée était que les Khmers Rouges étaient « sans aucune doute » « plus représentatifs du peuple cambodgien que le FRETELIN (mouvement de libération nationale du Timor - NdT) ne l’était du peuple timorien » parce qu’ « il y avait eu une continuité (au Cambodge) depuis le début », en 1975, date où les Khmers Rouges ont pris le pouvoir.

Les médias et les commentateurs ont été suffisamment bien élevés pour noyer tout ça dans le silence, ce qui n’est pas une mince affaire.

Quelques mois avant le massacre de Santa Cruz, le ministre des Affaires Etrangères, Gareth Evans, a prononcé sa fameuse déclaration où il minimisait l’invasion et l’annexion meurtrière parce que « le monde est un lieu plutôt injuste... parsemé... d’exemples d’acquisitions effectuées par la force, ». Nous pouvons donc détourner les yeux des crimes incroyables commis encore avec le soutien des puissances occidentales. En fait, sans détourner complètement le regard parce qu’au même moment Evans était en train de négocier le pillage des ressources naturelles du Timor Oriental avec son camarade Ali Alatas, ministre des affaires étrangères de l’Indonésie, pour pondre ce qui est apparemment le seul et unique document officiel occidental qui reconnaît le Timor Oriental comme une province indonésienne.

Des années plus tard, Evans a déclaré que « je rejette totalement l’idée que nous aurions à répondre sur le plan moral ou autre de notre gestion des relations Indonésie/Timor oriental » - une position qui peut être adoptée, et même respectée, par les vainqueurs. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, entre gens de bonne compagnie, la question n’est même pas soulevée.

Il serait injuste de ne pas ajouter que, par contraste, une bonne partie de la population australienne et des médias ont été en pointe pour dénoncer et protester contre ces crimes, parmi les plus graves commis au cours des 50 dernières années. En en 1999, lorsque les crimes ont recommencé à grimper, ils ont eu un rôle significatif pour convaincre le président Clinton d’informer les généraux indonésiens au mois de septembre que le jeu était terminé, ce qui a provoqué le retrait immédiat de l’armée indonésienne et son remplacement par un force de maintien de la paix dirigée par l’Australie.

Dans ce cas aussi, nous pouvons tirer des leçons. Les ordres de Clinton auraient pu être donnés à n’importe quel moment au cours des 25 années qui ont précédé, et ainsi mettre fin aux crimes. Clinton lui-même aurait facilement pu les donner quatre ans auparavant, en octobre 2005, lorsque le général Suharto fut accueilli à Washington comme « un de nos gars ». Les mêmes ordres auraient pu être donnés 20 ans avant, lorsque Henry Kissinger a donné « le feu vert » à l’invasion indonésienne, et que l’ambassadeur auprès de l’ONU, Daniel Patrick, exprima sa fierté d’avoir rendu les Nations Unies « totalement inefficaces » devant l’invasion. Plus tard, il sera loué pour sa défense courageuse du droit international.

Il serait difficile de trouver un exemple plus douloureux pour illustrer les conséquences d’avoir ignoré la leçon de Muste. Il faut ajouter que certains intellectuels occidentaux respectés, dans une démonstration honteuse de leur subordination au pouvoir, se sont abaissés jusqu’à décrire cet épisode scandaleux comme un exemple type de la norme humanitaire du « droit de protéger ».

Dans le respect du « pacifisme révolutionnaire » de Muste, la Syndey Peace Foundation a toujours mis l’accent sur la paix et la justice. L’injustice peut perdurer longtemps après que la paix ait été déclarée. Le massacre de Santa Cruz il y a 20 ans pourrait servir d’exemple. Un an après le massacre, les Nations Unies ont adopté la Déclaration sur la Protection des Personnes Victimes de Disparitions Forcées (traduction non officielle - NdT), qui déclare que « les actes de disparitions forcées seront considérées comme une continuation du crime tant que les auteurs persistent à ne pas révéler le sort et la localisation des personnes disparues et que les faits n’ont pas été éclaircis. »

Le massacre est donc un crime toujours d’actualité puisqu’on ne connait pas le sort des disparus et que les auteurs n’ont toujours pas été trainés devant la justice. Il s’agit là d’une indication du chemin qui nous reste à parcourir pour arriver à un niveau respectable de civilisation.

Noam Chomsky

http://www.informationclearinghouse.info/article29639.htm

Traduction « toujours un plaisir à traduire, toujours une tristesse à lire » par VD pour le Grand Soir avec probablement les fautes et coquilles habituelles.

(*) Le massacre de Santa Cruz

"Le 12 novembre 1991, des soldats indonésiens ont ouvert le feu sur un cortège qui défilait dans le calme au cimetière de Santa Cruz, à Dili. On a dénombré, après le carnage, jusqu’à 270 morts et 200 "disparus". La plupart des victimes ont été abattues alors qu’elles tentaient de prendre la fuite. D’autres ont été battues à mort ou tuées à l’arme blanche.

Malgré tous les éléments tendant à prouver le contraire, le gouvernement indonésien s’obstine à soutenir que la réaction de l’armée, ce jour-là, face aux manifestants non violents avait un caractère totalement aberrant, et qu’il a enquêté de manière satisfaisante sur les meurtres et les "disparitions".
Dans un rapport publié en 1994, un expert des Nations unies, le rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, estimait que les membres des forces armées indonésiennes (ABRI) étaient responsables du massacre et que cette action constituait « une opération militaire planifiée, destinée à étouffer l’expression publique d’une opposition politique d’une manière qui n’était pas conforme aux normes internationales des droits de l’homme. »
http://www.amnesty.org/en/library/asset/ASA21/053/1995/en/33...

Le massacre de Santa Cruz à Dili
http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-sociale/video/VDD0...

Le Timor-Oriental de l’annexion au massacre de Santa Cruz
http://www.ongasie.com/archives/2008/12/05/11632817.html

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