lundi 7 novembre 2011

Novembre 1917 : les journées qui ébranlèrent le monde



En février, la révolution commençait. Mais la majorité de ses acteurs, au tout début, n’en avait pas pleinement conscience, ou plutôt, n’avait pas pleinement conscience des tâches qu’il lui faudrait accomplir.

Bien peu nombreux, en effet, étaient ceux qui, dans cette Russie embourbée dans une guerre meurtrière depuis près de trois ans, pensaient que les manifestations organisées à l’occasion de la Journée internationale des Femmes, ce 23 février 1917, allaient constituer le début d’une vague qui, en quelques jours, couvrirait tout le pays.

Et pourtant, il ne fallut que cinq journées pour balayer le Tsar, sa dictature et son régime totalement vermoulu. Cinq journées qui furent suivies de quelques autres. Sans doute un peu plus que les dix que John Reed décrivit dans son livre. Mais ce qui est incontestable, c’est que ces journées-là ébranlèrent effectivement le monde. Et pas qu’un peu !

Et pas seulement le monde de l’époque. Les effets de la secousse partie de Pétrograd il y a 70 ans se manifestent encore aujourd’hui. Au niveau des nations, au niveau des peuples et, bien entendu, à une plus petite échelle, à notre niveau à nous qui situons notre combat dans la perspective ouverte par les prolétaires de Russie.

Le flot populaire, déferlant à l’initiative des ouvrières des faubourgs de Pétrograd, n’allait pas rentrer dans son lit, une fois le Tsar chassé de son trône.

Les ouvriers ne retournèrent pas à l’usine, ni les soldats dans leur caserne. Ou plutôt si, ils y retournèrent. Mais pas pour se remettre au travail sous les ordres des contremaîtres et des chefs d’atelier, pas pour se remettre sous la coupe de leurs capitaines et de leurs généraux. Ils y retournèrent, mais continuèrent à discuter de leurs problèmes.

La paix, le pain, la terre

Comment mettre fin à cette guerre atroce, dont les objectifs n’avaient rien à voir avec les intérêts de la population ? Comment organiser la société pour donner du pain à tous ? Comment donner la terre à ces millions de paysans, à ces moujiks que l’on avait revêtus d’un uniforme, et qui se retrouvaient dans les tranchées et les casernes ? Comment mettre fin à l’oppression nationale qui régnait dans cet empire russe qui avait bien mérité le surnom de « prison des peuples » ?

Ces questions en débat étaient des questions concrètes, vitales même, au sens le plus fort du terme. Elles concernaient chacun dans ses intérêts les plus immédiats. Car la terre, le pain, la paix, ce n’était pas que des mots. Cela ne devait pas rester que des mots. Mais ces questions-là aboutissaient toutes à une seule et unique interrogation : quelle classe aurait la force, et en même temps la volonté et la détermination politique de se doter des moyens de réaliser ces tâches ? Qui aurait le pouvoir et qui saurait s’en servir pour faire la paix, pour mettre fin à cette boucherie dont personne ne voulait plus, sauf ceux qui y avaient intérêt, les marchands de canons et les puissances impérialistes liées à la Russie ? Qui saurait donner la terre aux paysans, ou plutôt qui aurait l’audace de soutenir les paysans qui, sans attendre, s’attaquaient aux seigneurs féodaux et se distribuaient leurs terres ? En un mot, qui saurait réaliser les aspirations qui avaient poussé la population dans la rue, ou pour mieux dire, dans une révolution ?

Alors, qui ?

La bourgeoisie ? Les hommes politiques qui la représentaient, aussi bien ceux qui le faisaient ouvertement que ceux qui, tout en se réclamant du socialisme, s’en faisaient les valets, révélèrent leur incapacité. Incapables de rompre avec les alliés impérialistes, français et anglais, pour faire la paix. Incapables d’affronter les féodaux pour redistribuer la terre. Incapables de s’attaquer aux profits et aux privilèges des capitalistes qui s’étaient enrichis dans la guerre. Et pour cause. Car ils étaient liés à tous ces gens-là. A cela s’ajoutait le fait qu’ils avaient la plus grande méfiance, les plus grandes craintes à l’égard de cette révolution, de ce peuple qui, dans un premier temps, leur avait laissé le pouvoir.

Alors, qui d’autre ?

Ce fut le prolétariat, cette classe qu’aucun intérêt n’attachait à l’ancien ordre social, ni aux féodaux, ni aux marchands de canons, ni aux impérialistes alliés. Cette classe dont Marx avait dit soixante-dix ans plus tôt qu’elle n’avait que ses chaînes à perdre et tout un monde à gagner. Un monde à gagner non seulement pour elle-même, mais également pour toute la société.

La politique de Lénine et des bolchéviks

Dès mars 1917, Lénine, qui n’avait pas pu encore quitter son exil pour rejoindre la Russie, écrivait qu’une des tâches actuelles du prolétariat révolutionnaire de Russie était de « faire passer le pouvoir d’État des mains du gouvernement des grands propriétaires fonciers et des capitalistes... dans celles du gouvernement des ouvriers et des paysans. »

Donc pour Lénine, dès le début, la perspective était claire. Il revenait au prolétariat, allié à la paysannerie (qui constituait l’immense majorité de la population de Russie) de mener jusqu’au bout cette révolution. C’est-à-dire de prendre en charge les intérêts de la société.

Pour Lénine et les bolchéviks, ce n’était pas une simple pétition de principe, ce n’était pas des phrases de meeting comme celles qui fleurissaient dans les discours de l’époque où l’on parlait à profusion du peuple, de ses misères, et de sa grandeur ; et cela d’autant plus qu’on voulait le duper !

Dès février-mars 1917, le gouvernement des ouvriers et des paysans était réellement à l’ordre du jour. Pas seulement comme un projet, mais comme quelque chose qui existait déjà sous forme d’une solide ébauche.

Car cette fois, le prolétariat ne s’était pas cantonné au rôle de fantassin, il ne s’était pas borné à tirer les marrons du feu pour d’autres, comme cela avait été le cas dans les révolutions antérieures.

Les soviets, organes de la démocratie prolétarienne

En effet, d’abord à Pétrograd, puis à Moscou, puis rapidement un peu partout, les ouvriers dans les usines, les soldats dans les casernes et dans les régiments avaient désigné leurs représentants dans des comités, dans des conseils. En russe, cela se dit soviet, un mot qui allait bientôt enrichir le vocabulaire international.

Ces soviets, dans lesquels les élus étaient responsables, révocables, devant ceux qui les y avaient envoyés, constituaient des organes de la démocratie vivante, celle des travailleurs, celle du peuple. Mais c’était plus que cela. C’était les organes d’un pouvoir nouveau, celui des ouvriers et des paysans, qui se présentait comme une relève possible au pouvoir d’une bourgeoisie défaillante.

Au début, les travailleurs avaient porté à la tête de ces soviets les éléments les plus modérés, les plus conciliateurs. Cela se passe toujours ainsi. Toutes les révolutions connaissent cette période d’enthousiasme, d’unanimisme où le sentiment dominant est que c’est l’union du « peuple entier » qui a permis de mettre à terre l’ordre ancien. Tout le monde semble soudé par la volonté de réaliser le même idéal. Mais cette fraternité masque des clivages, plus même, elle masque des intérêts antagoniques.

La révolution russe n’a pas failli à cette règle.

Dès le départ, les soviets constituaient le pouvoir réel. Mais cela n’avait pas empêché que ce pouvoir, ils s’en dessaisissent et le remettent à un gouvernement provisoire qui n’avait qu’une préoccupation : détourner la révolution de ses objectifs.

Le développement des événements allait révéler les contradictions et mettre en évidence les divergences d’intérêts. La paix attendue ne se faisait pas. Les décisions concernant la distribution des terres se faisaient attendre. Tout risquait de retomber dans l’ancien ordre des choses.

Les travailleurs pouvaient vérifier à travers leurs expériences qui était avec eux et qui était dans le camp d’en face. Mais la simple expérience n’est pas suffisante pour franchir positivement les obstacles. Elle peut tout aussi bien conduire à la démoralisation qu’à la conscience. Il faut qu’à chaque étape, on puisse tirer les leçons de l’épreuve, mesurer sa force, celle de ses adversaires, qu’on puisse mettre en évidence les intentions des uns et des autres.

Et c’est à cela que servirent les huit mois qui séparèrent la révolution de février de celle d’octobre. Huit mois qui permirent que soit faite la démonstration publique de l’impotence de la bourgeoisie et de ses représentants politiques et qui, dans le même temps, permirent au prolétariat de prendre la mesure de sa puissance, de ses responsabilités et de ses tâches.

Si cette expérience ne se fit pas d’une manière tâtonnante, empirique, si le prolétariat sut garder l’initiative et traverser les épreuves de l’année 1917 à son avantage, c’est que ses éléments les plus avancés, les plus conscients avaient, eux, une vision claire de la situation.

Car il existait en Russie un parti révolutionnaire, lié au prolétariat, qui s’était forgé dans la période précédente, et qui avait su capitaliser l’expérience du passé et ainsi se préparer aux tâches à venir.

Ceci dit, il n’était pas écrit à l’avance que ce serait le prolétariat qui prendrait le pouvoir en Russie, dans un pays où ce prolétariat, justement, était infiniment minoritaire, noyé dans une immense masse paysanne.

S’il y avait une situation où l’on aurait pu penser que la révolution passerait dans un premier temps par l’étape bourgeoise, capitaliste, s’il y avait un pays où l’on pouvait croire que ce serait la paysannerie qui jouerait à la fois le rôle moteur et le rôle dirigeant dans cette révolution, et que l’heure du prolétariat viendrait bien plus tard, c’était bien la Russie.

D’ailleurs ces conceptions étaient largement défendues en 1917. Et au départ, elle recueillait l’adhésion de la majorité dans la population, y compris de la classe ouvrière qui, dans les soviets, remettait le pouvoir aux représentants de la bourgeoisie.

Oui, la Russie était un pays sous-développé dans lequel la situation n’était pas mûre pour le socialisme, c’était évident pour tout le monde.

Et lorsque Lénine disait qu’il fallait que le prolétariat prenne le pouvoir, il n’ignorait rien de cette situation.

Mais il avait clairement conscience que seul le prolétariat était capable d’assumer les tâches que la révolution de février avait mises à l’ordre du jour alors que toutes les autres forces sociales et politiques allaient déclarer forfait. Il savait surtout que si le socialisme n’était pas à l’ordre du jour en Russie, il l’était à l’échelle de l’Europe et du monde. Il savait que si le prolétariat était ultra-minoritaire en Russie, ce n’était plus le cas si on le considérait comme faisant partie intégrante de la classe ouvrière internationale.

Et c’est parce que Lénine et le Parti bolchévik se plaçaient dans cette perspective qu’ils avaient à la fois l’audace et la lucidité qui leur permettaient de voir, dès mars 1917, contrairement à l’opinion qui dominait alors, que c’était la révolution prolétarienne qui était à l’ordre du jour. En Russie, mais aussi ailleurs. En mai 1917, Lénine déclarait : « Observant au XIXieistrike0caps0 siècle le mouvement prolétarien de divers pays et envisageant les possibilités de révolutions sociales, Marx et Engels ont dit maintes fois que les rôles de ces pays seraient d’une façon générale fonction des particularités historiques, nationales de chacun d’entre eux. Cette pensée, ils l’exprimèrent brièvement ainsi : l’ouvrier français commencera, l’ouvrier allemand achèvera.

Le grand honneur de commencer est échu au prolétariat russe, mais il ne faut pas oublier que son mouvement et que sa révolution ne sont qu’une partie du mouvement révolutionnaire qui grandit et devient de jour en jour plus puissant, par exemple en Allemagne. Nous ne pouvons déterminer nos tâches que sous cet angle. »


En 1917, pour les bolchéviks, il n’y avait pas de révolution « russe ». Il n’y avait qu’une révolution prolétarienne... en Russie . Ce n’était qu’une première victoire dans le combat pour la révolution socialiste mondiale ; une victoire qui, pour des raisons spécifiques, s’était produite dans l’ancien empire des tsars, mais qui n’avait de sens que dans une perspective bien plus vaste.


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