dimanche 2 octobre 2011

Naufrage à l'Elysée


Une à une les cloisons étanches sont enfoncées. L'un après l'autre, les amis et pare-feux historiques de Nicolas Sarkozy sont mis en cause. Ce qui se passe depuis un mois au sommet de l'exécutif est proprement historique. On rappellera bien sûr combien les présidences Giscard, Mitterrand, Chirac ont toutes connu leurs scandales. Mais aucune ne fut menacée d'engloutissement comme l'est aujourd'hui celle de Sarkozy.



« Ai-je intérêt à monter sur le Titanic?», demandait Alain Juppé, à la veille de son entrée au gouvernement en novembre 2010 (l'article de Marine Turchi ici). «Je me rends compte qu'il y a un capitaine », dit-il aujourd'hui. Or le «capitaine» est devenu le problème majeur du gouvernement et de l'UMP. Car tous les dispositifs de protection construits par Nicolas Sarkozy en trente ans de carrière politique sont en train de voler en éclats, et le chef de l'Etat, même protégé par une totale impunité présidentielle, se trouve de plus en plus exposé à la justice comme au verdict de l'opinion.




Il faut prendre la pleine mesure de ce qui devient une crise de régime. Jamais, les hommes de l'ombre, les coulisses du financement politique et les enrichissements personnels de tel ou tel n'ont ainsi été mis sur la place publique, et dans ces termes. Imagine-t-on seulement un Ziad Takieddine surgir au grand jour sous de Gaulle ou Mitterrand ?

Or le danger est tel que des intermédiaires de ce type choisissent aujourd'hui de parler longuement, et en public, et pour menacer le pouvoir ! Et il n'y a pas seulement Robert Bourgi et ses mallettes d'argent sale dont les livraisons se seraient miraculeusement interrompues en 2007.

Lorsque Mediapart a commencé, le 10 juillet (notre premier article est ici), à publier de minutieuses enquêtes sur les entrelacs affairistes du pouvoir et de M. Takieddine, sur ce mélange de contrats agrémentés de commissions et de diplomatie secrète, pas grand-monde n'a cru bon d'y accorder une quelconque importance. Dommage, puisque Mediapart, depuis septembre 2008 – date de notre premier article (il est à lire ici) – n'avait cessé de révéler les vrais contours des contrats d'armement passés avec le Pakistan et l'Arabie saoudite.

Nous avons depuis publié une vingtaine d'enquêtes et des dizaines de documents (à retrouver ici). Aucun n'a été contesté. Aucun des acteurs impliqués ne s'est risqué à nous poursuivre. Nous avons dit combien la mise au jour de ces faits révélaient « la sale vérité du sarkozysme ». Et nous avons souligné combien leur gravité ne rendait que plus scandaleux les innombrables obstacles dressés par le pouvoir sur le chemin des juges.


Guéant au centre de la cible

C'est l'une des maladies graves de cette Ve République : l'impossibilité pour la justice de progresser dans des délais décents sur des affaires impliquant les politiques. Le scandale d'un procès Chirac méthodiquement saboté à l'audience après quinze années de guérilla procédurière l'a encore prouvé ce mois-ci. Et il faut toujours rappeler que sans la mobilisation sans faille des familles des victimes de l'attentat de Karachi, depuis 2002, et sans le professionnalisme obstiné de deux juges d'instruction – Marc Trévidic et Renaud Van Ruymbeke –, nous ne saurions rien de l'affaire Karachi-Takieddine et de l'identité de ses protagonistes.

La décision prise par Ziad Takieddine de parler longuement à la chaîne BFM-TV, avant d'être à nouveau entendu par le juge Van Ruymbeke dans les jours qui viennent, en dit long sur la puissance de l'explosion en cours. Car même entrecoupés de mensonges flagrants et de propos de diversion, Ziad Takieddine n'a pas parlé aux téléspectateurs mais a menacé ses amis et associés d'hier.

Nicolas Sarkozy en premier lieu. Il lui donne «24 heures » pour déclassifier les contrats, exige d'être « reçu », ne serait-ce que quinze minutes, confirme l'avoir appelé « le patron », confirme avoir travaillé pour lui de 1993 à 2009, assure l'avoir rencontré à au moins deux reprises.

Claude Guéant est lui placé au centre de la cible. Le ministre de l'intérieur paie sans doute le lâchage public de l'encombrant Takieddine. «C'est vrai que concernant Takieddine, il apparaît aujourd'hui qu'il a fait des choses que la loi et la morale réprouvent », avait déclaré le ministre à Libération. L'intermédiaire et marchand d'armes n'a pas supporté : « Ils me lâchent tous (...) Vous Claude Guéant, que je considérais comme un ami, je vous demande des excuses (...) Je ne veux pas être comparé à ce Bourgi, à ce Djouhri, à la saleté qui touche la République. »





Pour le reste, Ziad Takieddine n'oublie personne du premier cercle du président:Nicolas Bazire, avec qui il a effectivement travaillé en 1994,Edouard Balladur,« rencontré une fois »,Thierry Gaubert, leurs virées à Genève « pour des cigares » et leurs affaires immobilières,Jean-François Copé, l'« ami » dont il paya de multiples vacances et voyages, Brice Hortefeux et leurs voyages en Arabie saoudite.



Que sait donc M. Takieddine pour procéder ainsi, à ce qu'on peut comprendre comme un chantage fait aux plus hautes autorités de l'Etat ? Tout, sans aucun doute, tant les milliers de documents en possession de Mediapart et les instructions des juges dévoilent vingt années de fonctionnement de systèmes occultes de financement, de contrats et de divers business suspects.

Affaires, richesses, familles et politique...

Car en écho aux affaires de Ziad Takieddine et à son enrichissement phénoménal en une poignée d'années (100 millions d'euros de patrimoine, selon un document rédigé par lui-même), surgit l'affairisme intéressé d'un des amis et collaborateurs, durant plus de quinze ans, de Nicolas Sarkozy. Thierry Gaubert, aujourd'hui confortablement recyclé au groupe Banque populaire-Caisses d'épargne – que dirige un autre ami du président, François Pérol, ancien secrétaire général adjoint de l'Elysée –, a fait beaucoup d'argent aux marges de la politique.

Scandales immobiliers dans les Hauts-de-Seine, comptes bancaires cachés à l'étranger, dissimulation fiscale, porteur de valises – selon le témoignage de son ex-épouse –, vaste propriété en Colombie, Thierry Gaubert a pourtant suivi Nicolas Sarkozy jusqu'au ministère du budget ! Et il a lui-même financé de luxueuses vacances à Venise à celui qui allait plus tard devenir président de la République (lire notre article ici).




Takieddine, Desseigne et Gaubert (au premier plan).




Copé et Hortefeux sur le yacht La Diva.

Que nous dit le style de vie Gaubert de Nicolas Sarkozy ? Un étonnant parallélisme : La Paloma, yacht de Vincent Bolloré mis à disposition pour une croisière présidentielle, répond ainsi à La Diva, yacht de Takieddine où l'on retrouve Copé, Hortefeux et Gaubert ; et la nuit du Fouquet's s'éclaire différemment quand on retrouve le patron de l'établissement, Dominique Desseigne (qui épousa Diane Barrière après sa séparation avec Thierry Gaubert), lui aussi sur le yacht La Diva.

Amis, affaires, richesses, familles et politique... Nicolas Bazire, par exemple, directeur de cabinet d'Edouard Balladur, devenu numéro 2 de LVMH, parrain du fils de Thierry Gaubert, selon Le Point, témoin de mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni en 2008... Et le voici mis en examen pour « complicité d'abus de biens sociaux ». Thierry Gaubert, mis en examen pour « recel d'abus de biens sociaux ». Ziad Takieddine, mis en examen pour « complicité et recel d'abus de biens sociaux ». Brice Hortefeux, objet d'une enquête préliminaire pour «violation du secret de l'instruction» et «recel».

Claude Guéant est, lui, menacé par le scandale d'espionnage des journalistes. Tout comme Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale et ami d'enfance de Nicolas Sarkozy, ainsi que Bernard Squarcini, patron du renseignement (DCRI) convoqués par la justice dans le même scandale. Tout comme Philippe Courroye, nommé au parquet de Nanterre à la demande de Sarkozy, et contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, est désormais convoqué par la juge Zimmermann à des fins de mise en examen dans une autre affaire d'espionnage de journalistes.

Historiquement, ou plutôt à l'échelle de la carrière politique de Nicolas Sarkozy, ce réseau, initialement construit dans les Hauts-de-Seine à partir de 1983, a une fonction et une seule. Protéger le champion politique et lui assurer les moyens et l'intendance nécessaire. Jacques Chirac avait la mairie de Paris. Sarkozy a cet entourage qui est aujourd'hui dans le laminoir de la justice. C'est une situation sans précédent : jamais un cercle aussi large de collaborateurs du président, responsables policiers, magistrats, financiers, n'avait été à ce point impliqué dans des scandales de cette ampleur.

« Nous allons nettoyer les écuries d'Augias », avait déclaré Patrick Devedjian en prenant la succession de Nicolas Sarkozy à la présidence du conseil général des Hauts-de-Seine. Il n'a pu aller plus loin et cette seule phrase lui avait valu condamnation et tirs croisés de Pasqua, des Balkany et des Sarkozy, père et fils. Voilà Nicolas Sarkozy, mais à une tout autre échelle, dans une position presque similaire. Qu'il décide de nettoyer soudainement les écuries pour tenter de se sauver. Et Ziad Takieddine, d'autres sans doute, auront les moyens de le rappeler à l'ordre. C'était le sens de l'annonce faite, jeudi sur BFM-TV, par le marchand d'armes.

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