vendredi 4 novembre 2011

Grands appels à la solidarité


En attendant les conclusions des enquêteurs, dont on nous a promis qu'ils allaient "faire l'impossible pour trouver les auteurs de cette agression" (Claude Guéant dixit), on peut toujours imaginer, derrière cette affaire d'incendie des locaux de "Charlie Hebdo", un machiavélique, et peut-être coûteux, montage visant à produire une rafraîchissante bouffonnerie digne de feu Hara-Kiri, le journal bête et méchant - que j'ai eu l'honneur de connaître vivant.

Certes, l'entreprise aurait comporté des risques, et pas seulement d'incendie, car l'enchaînement des provocations et des réponses aux provocations n'est jamais automatique, mais le résultat final n'aurait pas déçu :

La liberté de la presse est une liberté sacrée dans notre pays, il faut absolument tout faire pour la préserver et c'est pour cela que, qu'on aime ou qu'on n'aime pas Charlie Hebdo, tout le monde, tous les Français doivent se sentir ce matin solidaires d'un journal qui exprime par son existence et par sa façon d'être, la liberté de la presse.


Pour entendre ce vibrant appel à la solidarité nationale de la bouche même de monsieur Claude Guéant, ministre de l'Intérieur, cela aurait valu la peine de prendre quelques risques.

Et de toute façon, le "Charia Hebdo" se serait bien vendu quand même...

Habile montage photographique entièrement réalisé à la main.
(Photo : Reuters/Benoît Tessier.)

Faute de faire rire les humoristes de Charlie H., l'intervention du ministre aurait pu les mettre dans un certain embarras du genre idéologique.

Que non pas !

Au cours du petit spectacle improvisé dans les locaux de Libération, confraternellement ouverts aux sans-abris de C. H., Bernard Maris, qui, en tant que rigolo se prenant au sérieux (grave), pourrait en remontrer à son ami Philippe Val - une sorte d'étalon en la matière -, balaye toute ambiguïté :

Il le répète : "L'un des fondements de Charlie Hebdo, c'est la laïcité". Et quand un journaliste l'interroge sur la déclaration du ministre de l'intérieur, Claude Guéant, qui dénonce un "attentat contre Charlie Hebdo", il répond sans ambages : "Ça ne me choque pas. C'est la marque de la bonne santé républicaine. C'est la première fois qu'un journal est brûlé. Il ne faut pas avoir peur d'être soutenu par des cons !" Et de reprendre : "C'est le ministre de l'intérieur tout de même...". "Et des cultes", s'empresse de préciser le dessinateur Cabu, également présent.

(On peut constater que le pauvre Cabu, pour signaler qu'il est "également présent", en place une bien bonne qui est en retard d'une mise à jour...)

Malgré le floutage, on peut reconnaître, unis dans la précarité,
Nicolas Demorand et Bernard Maris.
(Photo : Le Monde.fr)

On sent que l'éloquence de monsieur Guéant est un peu bridée. Son petit discours m'a cependant bien ému.

Pour un peu, j'aurais cru y entendre un écho de cet appel historique à la solidarité lancé, le 1er février 1954, sur les ondes de Radio-Luxembourg, par un petit curé de pas grand chose déjà très facile à caricaturer :

Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l'avait expulsée... Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. Devant l'horreur, les cités d'urgence, ce n'est même plus assez urgent !

Et, plus loin, Henri Grouès, dit l'abbé Pierre, allait jusqu'à rêver en tricolore :

Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l'âme commune de la France.

(Voilà une expression qu'aurait pu reprendre monsieur Guéant, dont la verve est également assez tricolore...)

En 1954, on pouvait déclarer intolérable le fait qu'une femme, expulsée de la veille, meure de froid, la nuit, sur le boulevard Sébastopol. J'ignore si nous avons fait des progrès notables dans le domaine de l'hébergement d'urgence, mais je crois que nous en avons fait dans celui de la tolérance...

(Mais il faut rappeler que l'islamiste est resté très intolérant...)

Aucun appel à la solidarité ne s'est élevé quand nous avons appris qu'une femme de 38 ans, vivant avec son compagnon sous une tente plantée dans le XIVe arrondissement de Paris, avait accouché dans la rue et que l'enfant était mort (ou mort-né).

Comme si cela était tolérable.

En 1954, il ne semble pas que la presse se soit intéressée de près à la personnalité ou au passé de cette femme morte dans la nuit du boulevard Sébastopol...

Mais la presse aussi a fait des progrès notables.

Le premier article a été publié par Stéphane Sellami dans Le Parisien, sous le titre Paris : mort du bébé d'une SDF né en pleine rue. Le journaliste écrivait :

« Selon les premières investigations menées, la maman aurait accouché, dans la matinée, avec l’assistance de son compagnon, sous une tente qui leur sert d’abri, plantée rue de l’Observatoire, confie une source proche de l’affaire. Les premières constatations médicales ont permis de déterminer que l’enfant, une petite fille, serait décédée avant de venir au monde. Une enquête a été ouverte par le parquet de Paris. »
Ces "premières constatations médicales" ne seront pas reprises dans les articles des confrères...

Pas plus que, dans un premier temps, cette précision non sourcée, comme on dit :

Selon nos informations, ce couple de SDF, déjà connu des services de police, s’était vu retirer, par le passé, la garde de ses enfants, notamment pour des faits de maltraitance.
Il est évident - il suffit de lire les commentaires des lecteurs - qu'avec cet élément de contexte (*), les faits deviennent un peu plus tolérables.

Quelques informations supplémentaires, glanées ici ou là, devraient permettre de montrer de manière assez nette que ces gens-là, malgré tout, ne sont guère recommandables, et que, après tout, ils l'ont peut-être bien cherché...

Inutile alors de rappeler la belle époque où le candidat Sarkozy se prenait pour l'abbé Pierre sur un texte d'Henri Guaino (ou de quelqu'un d'autre, je ne sais plus) :

"Je veux que, d'ici à deux ans, plus personne ne soit obligé de dormir sur le trottoir et d'y mourir de froid."
Discours de Charleville-Mézières (18/12/06)


(*) Cet élément d'information sera, un peu plus tard, creusé par les fins investigateurs d'Europe 1, Alain Acco et Guillaume Biet, qui sont tout contents-contents de pouvoir annoncer que "la femme sans abri qui a accouché dans la rue mardi a inspiré une scène du film de Maïwenn"...

(Il semble que le titre original de la notule était Elle était connue des services de Polisse, ce qui se voulait drôle, je crois.)

Si ce type de traitement médiatique d'un fait divers vous intéresse, je vous ai indiqué le lien.

Vous trouverez, en prime, la bande annonce du film, dont Europe 1 a accueilli, le 3 octobre, la brillante avant-première parisiano-parisienne.

Vous tolérerez bien un petit coup de pub...

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