Madame Zeina el Tibi – de l’Observatoire d’études géopolitiques et de l’Association des femmes arabes de la presse et de la communication, propose à la lecture cette analyse*.
En novembre 2005, s’est tenu à Tunis le deuxième Sommet mondial de la Société de l’Information (SMSI) organisé par l’Union Internationale des Télécommunications sous le haut patronage du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies avec pour thème « la liberté de l’information et la régulation d’Internet ». A l’époque, personne ne pouvait imaginer que cinq ans plus tard la Tunisie allait être secouée par une « révolution » déclenchée et organisée par la sphère du « web ». Mais dans quelle mesure Internet et les nouveaux médias ont-ils provoqué ou influencé ce que les médias ont, peut-être hâtivement, qualifié de « Printemps arabe » ?
Les émeutes qui ont suivi la mort du jeune tunisien Mohammed Bouazizi, qui s’était immolé par le feu le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, ont pris de court tout le monde. La surprise provoquée par le soulèvement tunisien allait s’accentuer quand les manifestants égyptiens ont occupé la place Tahrir en plein centre du Caire. Dans les deux cas, puis plus tard au Yémen, en Algérie, en Libye, en Syrie, Internet a joué un rôle.
Il faut remarquer que les blogs et les réseaux sociaux ne suffisent pas à faire une révolution. Le web 2.0 concerne le monde numérique, c’est le domaine du virtuel et Internet seul ne peut donc pas faire une révolution. Il est encore nécessaire que les conditions soient réunies dans la vraie vie, dans le non-numérique. Ainsi, il aura fallu l’irruption de la mort, du cycle vieux comme le monde « révolte-répression », des manifestations de rue, pour faire tomber le régime de Ben Ali, provoquer le départ d’Hosni Moubarak, libérer une partie de la Libye d’un régime tout aussi tyrannique que grotesque. Il aura fallu que des hommes et des femmes aient le courage de descendre dans la rue pour braver la mitraille des forces de répression qui, parfois, ont fait preuve d’une extraordinaire sauvagerie comme c’est toujours le cas en Syrie. Et si les manifestants défient les dictatures au péril de leurs vies, c’est qu’il existe des raisons objectives à leur mécontentement ou à leur indignation.
A vrai dire, personne n’ignorait à quel point les régimes tunisien, égyptien et libyen étaient à bout de souffle, dirigés par des chefs d’Etats âgés et malades. Des régimes rongés par la corruption, incapables de répondre aux attentes de leur peuple. Tous étaient discrédités par leur mauvaise gouvernance et, pour le régime de Moubarak, par l’alignement sur la politique des Etats-Unis et son silence face à l’occupation israélienne des territoires palestiniens.
Mais la chape de plomb était telle que les peuples concernés se taisaient, vivant souvent dans la crainte, voire dans la terreur comme en Libye et en Syrie. Pourtant, le désir d’acquérir plus de libertés, l’aspiration à la justice sociale, le besoin d’un développement économique et social cohérent, l’aspiration à trouver des emplois et à bénéficier de conditions de vie décentes se faisaient sentir de plus en plus, notamment chez les jeunes générations qui représentent, dans ces pays, plus de 60 % de la population.
Ce désir de changement s’est manifesté depuis plusieurs années et pouvaient laisser présager les révoltes en cours. Il y a eu, par exemple, la création en 2004 du mouvement égyptien « Kiffaya » (« Ça suffit » en arabe) pour revendiquer le changement de la constitution. Trois ans plus tard, un vaste mouvement de grèves de la faim était observé dans plusieurs secteurs professionnels pour exiger l’amélioration des conditions sociales. En 2008, et en Tunisie cette fois, « les peuples des mines » s’étaient révoltés contre les nouvelles embauches jugées injustes et frauduleuses. Les émeutes sont fréquentes dans une Algérie paralysée par un régime figé et corrompu mais répressif. Le plus souvent, ces mouvements étaient dépourvus de revendications politiques. Ils étaient surtout l’expression d’un ras-le-bol général.
Grâce à Internet, de nouveaux espaces de libertés
Il est important de noter que depuis quelques années, les peuples, en particulier la jeunesse, n’étaient plus coupés du monde, ni tributaires des informations diffusées par les seules médias officiels, lesquels abrutissaient les gens par une propagande incessante et souvent ridicule. La révolution des nouvelles technologies est passée par là.Beaucoup ont désormais accès à d’autres sources d’information, notamment Internet qui a ouvert de nouveaux espaces de liberté en matière d’information et de communication. Le web a permis de favoriser la connaissance et la liberté d’expression par des moyens quasi gratuits. Bien sûr, une révolution n’est pas un jeu-vidéo. Bien sûr, Internet ne fait pas une révolution, mais il peut la préparer, l’accélérer, l’entretenir ; bref, la faciliter. En tout état de cause, les ingrédients pour fabriquer une bombe à retardement étaient bien présents sur le terrain dans plusieurs pays, il ne manquait plus que l’étincelle pour provoquer l’explosion.
Le manque de réactivité des populations actuellement en révolte peut s’expliquer par la peur d’une répression souvent féroce. Mais les derniers événements, particulièrement à Benghazi en Libye et en Syrie semblent prouver le contraire. Nous constatons maintenant que cette crainte était beaucoup plus liée à la passivité extérieure, c’est-à-dire à l’attitude indifférente, parfois complice, des puissances en particulier des Etats-Unis.
En fait, le sentiment de frustration a atteint son paroxysme quand le site WikiLeaks a mis en ligne des documents confidentiels de la diplomatie américaine. Des révélations reprises par les médias notamment la presse écrite en arabe. Ces documents ont dévoilé le jugement que portent les diplomates américains sur certains régimes arabes. Par ailleurs, Twitter, Facebook, You Tube et plusieurs blogs ont joué un rôle important pour diffuser et commenter ces informations, parmi eux le blog tunisien d’opposition Nawaat. Ces informations ont été le déclencheur d’une réaction sans précédent. A travers elles les peuples arabes réalisent que leur griefs sont fondés et surtout que ce dont ils souffrent, c’est-à-dire la corruption et le manque de moralité économique et politique de leurs dirigeants sont connus et excèdent leurs plus fidèles alliés, les Etats-Unis.
On peut donc dire qu’il y a eu une conjonction entre des situations objectives : crise économique et sociale additionnée au mal-vivre dû à des régimes politiques à la fois épuisés, dictatoriaux et discrédités, d’une part, rôle d’Internet, d’autre part. Il est notable que dans des pays où la situation sociale et politique était plus stable et plus saine, l’agitation des réseaux sociaux, souvent activés par des groupes extrémistes minoritaires, a été sans effet. Je pense ici au Maroc où les évolutions se font dans la stabilité dans le cadre d’une monarchie réformiste et démocratique.
Mais il faut maintenant s’intéresser de plus près aux animateurs de ces réseaux sociaux et autres blogs. Contrairement à un cliché répandu, ceux-ci ne sont pas nés par hasard et derrière le paravent des réseaux sociaux et des milliers d’amis virtuels, il y a des réalités beaucoup plus concrètes. Comme le note Charles Saint-Prot : « on ne fait pas de révolution virtuelle ni de politique virtuelle. Il y a un moment où il faut revenir au réel, à la vraie vie. On découvre alors que les bloggeurs idéalistes ne sont pas nés par génération spontanée mais ont été formés dans des officines spécialisées, on découvre ensuite que les “amis virtuels” ne font pas des militants ni des électeurs ; la place est libre pour les groupes organisés souvent des organisations d’extrême-gauche ou des cercles extrémistes religieux…[1] ».
Manipulations?
Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS, prévient qu’Internet « n’est pas à lui seul une nouvelle démocratie. Ce n’est pas parce que tout le monde peut dire ce qu’il pense que c’est un progrès. Ce n’est pas la Vérité… et les risques de manipulation sont encore plus grands[2]. » Manipulations ! Le mot est lâché. Internet serait-il comme la langue d’Esope, la meilleure et la pire des choses ?Selon Olivier Koch, l’étude des révolutions qui agitent le Maghreb et le Machrek ne doit pas omettre « toute une part du volet géostratégique américain dont ces mouvements ont été l’objet[3] ». Le même chercheur ajoute : « Depuis Reagan en 1983, l’exportation de la démocratie est au cœur de la politique étrangère [des Etats-Unis], avec tout un dispositif institutionnel au sein duquel se trouve la National Endowment for Democracy. Cette exportation consiste à façonner les environnements stratégiques à travers le monde de sorte à assurer et à défendre les intérêts américains. Ainsi le globalisme stratégique américain, au-delà de ses modalités de mise en application, demeure une permanence des États-Unis, que la présidence soit républicaine ou bien démocrate[4] ».
Sur le rôle de certaines organisations et fondations relayant le projet étatique états-unien, il est intéressant de se reporter à une étude parue dans le quotidien The New York Times daté du 15 avril 2011 et intitulée : « Des organisations des Etats-Unis contribuent à former les soulèvements arabes » (U.S. Groups Helped Nurture Arab Uprisings).
L’étude du New York Times indique que plusieurs organisations financées par l’Etat américain ont joué un rôle en amont dans les soulèvements du monde arabe. Parmi celles-ci : l’ONG Freedom House, l’International Republican Institute et le National Democratic Institute. Cela fait plusieurs années qu’elles contribuent au financement et à la formation des militants. Elles ont notamment apporté leur soutien aux dirigeants du mouvement « de la jeunesse » du 6 avril en Egypte.
L’implication de groupes comme National Endowment for Democracy (NED), proche de la CIA, et d’autres ONG financées par des fonds privés telle la fondation Soros, dans les récents événements en Tunisie, en Egypte et d’autres pays est avérée. Ces groupes ont formé nombre d’internautes qui ont été impliqués dans ces événements. On sait que beaucoup de ces groupes sont proches de Hillary Clinton qui est l’une des championnes du soft power numérique qui, à la différence de la méthode brutale (hard power) de l’administration Bush, réorganise la politique d’influence de la diplomatie américaine autour d’une stratégie visant à utiliser l’arme d’Internet pour façonner un nouveau Moyen-Orient. Il s’agit de la mise en place d’une nouvelle diplomatie publique dite « diplomatie 2.0 » ou « web 2.0 »[5], lancée par un discours d’Hillary Clinton en novembre 2009 et exposée dans le manifeste The 21st Century Statecraft[6].
On a pu donner de cette nouvelle diplomatie la définition suivante : « La diplomatie publique 2.0 est l’utilisation de nouveaux médias (web 2.0, médias sociaux) pour écouter, contacter et influencer des publics étrangers, soit par un gouvernement (diplomatie publique) soit par des citoyens (diplomatie des citoyens) afin de créer un environnement favorable pour parvenir à la sécurité nationale et ses objectifs politiques, culturels et économiques[7] ».
Comme le note François-Bernard Huyghe, sous le masque de fumée de prolifération terminologique, on retrouve « les règles constantes de l’influence ». Il est d’ailleurs remarquable que la manipulation est à double tranchant. Les services syriens n’auraient-ils pas retourné l’arme à leur profit en faisant créer de toutes pièces une fausse bloggeuse contestataire (« Gay Girl in Damascus » animé par Amina Abdallah) pour discréditer les autres bloggeurs ?
En tout cas, on ressent un certain malaise en constatant qu’une fois de plus, les cartes pourraient être truquées, les slogans – comme le prétendu « Printemps arabe » - vides de sens et les espoirs déçus.
On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait que les bloggeurs et autres internautes sont assez discrets dans les pays qui souffrent le plus de l’oppression : la Palestine et l’Irak. Comme si les organisations américaines qui ont tissé la toile de ces insurgés-internautes-spontanées ne désiraient pas que les choses évoluent dans ces deux pays où le jeu des Etats-Unis consistent à laisser perdurer des situations pourtant inacceptables.
Conclusion
Une fois de plus, on voit que le cynisme et les calculs froids des puissances restent plus influents que les droits des peuples.Décidément, une hirondelle ne fait pas le printemps. Qui peut prétendre que les peuples arabes n’aspirent pas à une démocratie pleine et entière ? Mais la manière dont les événements se déroulent et leurs retombées politiques amènent à se demander si certains pays où ont eu lieu des révoltes se mettent réellement sur le chemin d’une évolution démocratique ou s’orientent vers un semblant de changement, voire vers un changement sous contrôle au profit des intérêts de puissance hégémonique?
En tout cas, il est clair qu’une démocratie véritable ne peut être virtuelle ou se réduire à des slogans ou à des agitations numériques. Elle ne peut que reposer sur du concret : la libre expression d’un vrai consensus populaire dans une nation souveraine et libre de toute ingérence étrangère.
*D’après le texte d’une conférence prononcée le 28 juin 2011, lors de la sixième Université d’été de la démocratie du Conseil de l’Europe (Strasbourg).
[1] Propos tenus lors du colloque « Maroc : une monarchie constitutionnelle », Ecole nationale d’administration à Pari, 30 juin 2011.
[2] Cf. Dominique Wolton, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 1999.
[3] Olivier Koch, « Les professionnels de la démocratie et la diplomatie publique 2.0 » in Diplomatie publique softpower, dir. François-Bernard Huyghe, Lettre de l’Observatoire géostratégique de l’information, 5 juillet 2011.
[4] Ibidem.
[5] Cf. François-Bernard Huyghe, « Nouvelle diplomatie publique. De la guerre froide au Web 2.0 ».
[6] En ligne sur le site du Département d’Etat des Etats-Unis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire