Ce texte, issu de la réflexion de plusieurs militants, a servi de base d’introduction au débat en séance plénière sur la stratégie et les axes d’intervention de la Fédération anarchiste lors de son 68e congrès à Corbigny (juin 2011). Il nous a semblé important de le publier ici et d’ouvrir le débat dans ces colonnes. Notons cependant que ce texte ne fit pas l’unanimité et qu’il ne saurait représenter la diversité des opinions de la Fédération anarchiste sur ce sujet.
Une situation objectivement favorable à l’anarchisme, mais…
Avec l’effondrement du bloc soviétique, le recul du stalinisme et du communisme autoritaire devait nous libérer la voie. Mais c’est la contre-offensive libérale (ou néolibérale) qui l’a emporté, avec ses trois corollaires : la droitisation de la social-démocratie, l’impasse de l’écologisme partidaire et le développement du postfascisme (en Italie d’abord avec Gianfranco Fini, en France ensuite avec Marine Le Pen). Parallèlement, le mécontentement populaire n’a jamais été aussi fort, non seulement dans la France de Sarkozy, mais aussi dans la Grèce ou l’Espagne dirigées par des socialistes, au Portugal et actuellement au Royaume-Uni.
Pour autant, le mouvement anarchiste et singulièrement la Fédération anarchiste restent faibles, et ne se développent pas. Alors que le mouvement social français a été défait en 2010, et que les révoltes grondent autour de la Méditerranée, la question de la convergence des luttes pour la révolution reste non résolue. Les acteurs du mouvement social anticapitaliste recherchent plus ou moins confusément cette issue où un puissant mouvement fédérateur submergerait un système économique intolérable et une organisation politique discréditée. Les élections cantonales en France de mars 2011 confirme en outre que le premier parti est celui des abstentionnistes. Il est désormais à peine nécessaire de démontrer la corruption et l’impasse des partis politiques dont le peuple français est majoritairement convaincu.
Les alternatives décousues
Toutes ces aspirations nécessitent une stratégie qui structure la convergence des individus et des organisations sociales, syndicales, politiques, associatives ou informelles, désespérés de l’impuissance à grouper les diversités œuvrant pour une société postcapitaliste et autogestionnaire.
À ce jour et en France, les réponses apportées n’ont pas été satisfaisantes. En 2010, le champ syndical a montré une fois de plus ses divisions profondes. À part certains secteurs, il a renoncé à son ambition historique de valoriser l’unité dans le monde du travail. Des organisations politiques ont tenté de rassembler sur des bases idéologiques hétéroclites, mais leurs efforts ont fait long feu.
D’autres encore, dans le cadre du mouvement altermondialiste, par l’intermédiaire de forums sociaux, internationaux ou locaux, essaient de travailler au « mouvement des mouvements », opposé au capitalisme néolibéral.
Ces divers types de réponses, auxquels nous nous associons parfois (forums sociaux, syndicalisme), sont des éléments d’une problématique de la convergence. Les « microrésistances », aujourd’hui si valorisées, sont à la fois le constat d’un échec à pouvoir rassembler plus largement et la reconnaissance que nos réalisations ne pourraient être que des contre-pouvoirs locaux.
Les anarchistes doivent avoir pour ambition, et stratégie, de participer encore à ces efforts, mais en proposant une autre direction : la convergence des groupements autogestionnaires à l’échelle des territoires, celui de la commune sans oublier le lien fédéral. Ce qui implique l’usage du décloisonnement sectoriel ou géographique, l’acceptation de la diversité organisationnelle et la conscience qu’il s’agit d’une construction à partir des capacités et volontés réelles des acteurs tels qu’ils sont et non tels que nous aimerions qu’ils soient.
Les alternatives à coudre
Nous ne partons pas de rien. Il y a eu récemment les coordinations locales intersecteurs qui sont apparues au cours du mouvement sur les retraites sur la base d’un fonctionnement autogestionnaire, à partir d’assemblées générales souveraines et avec des pratiques d’action directe. Pour le moment, ces coordinations sont en veille, après s’être dotées d’outils de coordination.
Il y a aussi les groupements les plus divers de type Amap qui, au-delà de leurs insuffisances, offrent l’intérêt de réfléchir à nouveau sur les modes de production et de consommation, de promouvoir de nouvelles pratiques à la limite de l’économie marchande (produits sains, agriculture biologique ou raisonnée, circuits courts, convivialité, démocratie directe, etc.).
Il est réjouissant et fondamental de constater que ces mouvements sont largement nés en dehors du mouvement anarchiste, mais qu’ils en portent bon nombre de ses idées ou pratiques. Cela confirme que le projet sociétal anarchiste n’est pas un dogme, mais qu’il est présent dans les aspirations des individus et des sociétés.
Les anarchistes sont nombreux à s’y engager et sont confrontés à divers défis entremêlés, comme le risque de la bureaucratisation (avec une possible multiplication des permanents, d’abord pour des motifs « techniques », puis de plus en plus dans une position de contrôle, sinon de défiance vis-à-vis de la base), l’inféodation à des institutions officielles et administratives (via, notamment, la demande de subventions).
La présence résolue des anarchistes dans ces groupements est essentielle non seulement d’un point de vue stratégique mais également d’un point de vue humain car la désintégration sociale s’accélère.
Pour le moment, les groupements autogestionnaires ne font peur à personne. Mais s’ils s’étendent et s’ils gagnent les couches les plus défavorisées, ils menaceront bien des intérêts. Il faudra savoir résister et s’opposer encore plus nettement à ce moment-là. Il faut déjà s’y préparer, au moins dans les esprits. La présence anarchiste n’en est que plus souhaitable dans cette perspective.
Dépasser le clivage léniniste réforme ou révolution
C’est sur ces questions concrètes que doivent s’engager les anarchistes, sans avoir peur de se faire taxer de réformistes. L’opposition binaire entre réforme et révolution relève d’ailleurs d’une culture léniniste qui n’est pas la nôtre, mais qui, après mai 1968, vu notre faiblesse, nos insuffisances et l’inclination pour le romantisme révolutionnaire chez certains, nous ont trop éloigné du terrain concret. Le peuple et les classes travailleuses, qui n’ont jamais été aussi nombreuses dans le monde mais dont la conscience de classe reste faible, n’ont pas besoin de dogmes ou de grands discours, mais de solidarité concrète à partir de laquelle se fondent, si possible, une réflexion et un débouché révolutionnaires.
Au cours de leur longue histoire, les anarchistes ont souvent contribué à mettre en œuvre des outils facilitant la convergence. Ces outils, de l’Association internationale des travailleurs à la Fédération des Bourses du travail en France, des organisations syndicales aux groupements coopératistes ou mutuellistes, ont souligné une éthique libertaire d’entraide et de solidarité comme ferments nécessaires pour résister à l’injustice. Notre mémoire collective se souvient de ces participations souvent décisives, car ce fut aussi l’occasion de réaliser des groupements humains conformes à la société que nous appelons de nos vœux.
Toutes choses égales par ailleurs, la construction de la convergence de collectifs autogestionnaires au début du XXIe siècle représente un enjeu similaire à la construction du syndicalisme au début du XXe siècle. Le contexte n’est pas identique, mais les mêmes erreurs (purisme, dogmatisme, velléitarisme, insouciance) ne doivent pas être renouvelées vis-à-vis des dérives politiciennes et autoritaires qui se profilent.
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