lundi 12 décembre 2011

L’Europe et le tournant bonapartiste


Juan Chingo

Come nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, l’accélération de la crise et la fin des solutions ou des issues « faciles » à celle-ci ont jeté les bases d’une nouvelle situation [1] . Le marasme économique est en effet bel et bien en train de se transformer en crise politique. Cela a donné lieu au cours des dernières semaines à de véritables « coups d’Etat » financiers qui ont entraîné la chute des gouvernements grec et italien et leur remplacement par des cabinets beaucoup plus dociles et liés aux diktats du tandem Merkel-Sarkozy, significativement baptisé « Merkozy » par nombre de commentateurs.



Caricature de Vauro publiée dans le journal de gauche Il Manifesto à la suite de la mise en place du nouveau goyvernement technique de Mario Monti. "Et la démocratie ? Les banques l’ont mise sous scellé"
En effet, les véritables décisions en Europe sont aujourd’hui prises par les membres de ce que la presse a baptisé le « groupe de Frankfort ». Il s’agit d’un petit cénacle qui regroupe huit dirigeants de premier plan : Christine Lagarde pour le FMI, la chancelière allemande Angela Merkel, le président français Nicolas Sarkozy, Mario Draghi pour la Banque Centrale Européenne (BCE), Jean-Claude Junker, président de l’Eurogroupe, Olli Rehn, commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires ainsi que Herman Van Rompuy, président du Conseil européen. Il s’agit en quelque sorte de la fusion de la hiérarchie de l’Union Européenne (UE) et du pouvoir financier allemand, une sorte de Bruxelles-sur-le-Rhin en quelque sorte. En ce sens, le groupe de Frankfort reflète parfaitement le poids et les tendances à l’hégémonie de la principale puissance européenne, l’Allemagne.

Pour ce qui est de l’Europe du Sud, les gouvernements d’unité nationale de type bonapartiste n’augurent rien de bon pour l’avenir, ni sur le plan socio-économique ni même sur celui des droits démocratiques fondamentaux. Il en va de même si l’on analyse la victoire du Parti Populaire de Mariano Rajoy lors des récentes élections législatives qui se sont tenues dans l’Etat espagnol.

C’est pour toutes ces raisons qu’il serait d’autant plus fondamental d’organiser d’ores et déjà la riposte contre ces gouvernements bonapartistes qu’ils peinent pour l’instant à se consolider. Cela du fait de la profondeur de la crise mais aussi de l’énergie du mouvement de masse, qui est loin d’être au point mort. En témoignent les mobilisations en Grande-Bretagne contre David Cameron, contre le nouveau gouvernement d’unité en Grèce, en Belgique et au Portugal. Dans d’autres cas de figure, cette énergie ne s’est parfois pas encore complètement déployée. L’enjeu central de la prochaine période sera don la préparation de véritables partis révolutionnaires à même de proposer une issue révolutionnaire lors des affrontements de classes inévitables que nous ne manquerons pas de vivre.

Des « coups d’Etat » financiers

Il a suffi que l’ancien premier ministre grec Georges Papandréou tente de s’émanciper un tant soit peu de ses tuteurs avec sa proposition de plébiscite pour que Merkozy le force à y renoncer immédiatement et le rappelle à l’ordre à Cannes, lors du dernier G20. Bien entendu, avec ce référendum, Papandréou jouait de façon risquée son va-tout, avec l’énergie du désespoir. Cela n’en faisait pas moins un plebiscite réactionnaire. Mais il s’agissait également d’une réponse à la poussée ouvrière grandissante ainsi qu’aux symptômes croissants de crise de gouvernance à la suite de la grève générale des 19 et 20 octobre [2] .

Depuis lors pas un jour ne passe sans que l’on entende le petit chantage de Merkel et de Sarkozy à l’égard des Grecs : soit ils appliquent au plus vite les réformes économiques demandées, soit ils quittent la zone euro. Parallèlement Berlin et Paris refusent toujours de concéder à la Grèce la tranche d’aide du Fonds européen qui devrait lui être destinée jusqu’à ce que les trois principales forces gouvernementales ne s’engagent, par écrit s’il-vous-plaît, à mettre en application le plan d’ajustement draconien auquel on veut soumettre le pays. Pour leur part les socialistes grecs du PASOK, pourtant soi-disant « anti-autoritaire » et « anti-droite », ont fini par réussir à forcer la main à Nouvelle Démocratie (ND), le parti de droite d’Antonis Samaras. Ce dernier a dû finir par se plier au diktat européen et rejoindre le gouvernement d’unité nationale. Mais c’est l’extrême droite grecque du LAOS qui sort gagnante de la séquence politique. Cela fait des mois, depuis le printemps 2010, que le LAOS propose une « entente nationale » afin d’appliquer un véritable électrochoc économico-social au pays. C’est la première fois que les descendants directs des fascistes grecs arrivent au pouvoir depuis la chute de la dictature des Colonels en 1974 [3]. Avec le banquier Lucas Papademos à la tête du gouvernement et au poste « d’assistant à la réalisation », incarnant les intérêts de l’élite financière de l’UE, c’est un bien mauvais film qu’ont vécu les Grecs au cours des dernières semaines [4] .

La manœuvre de l’axe franco-allemand sur le dossier italien a été encore plus audacieuse. Berlusconi s’est effondré avant même d’être capable de tenter un coup de poker comme Papandréou. Trahi par les siens, isolé dans son propre camp, le Cavaliere a succombé face aux coups de butoir des marchés qui se sont comportés dans le pur style de leur intervention en Amérique latine dans les années 1990 et le début des années 2000 [5] . Cela faisait un certain temps déjà que Berlusconi avait perdu l’appui du grand patronat, des banquiers, des marchés et de ses partenaires européens. Tous le considéraient comme absolument incapable de mener à bien les plans d’ajustements draconiens exigés pour éviter un éventuel défaut de paiement sur la dette italienne. Ce sont donc ces forces-là qui ont précipité la chute de Berlusconi. Ce sont elles qui comptent aujourd’hui parmi les principaux soutiens du nouveau « gouvernement technique » de Mario Monti. L’ancien commissaire européen, également consultant pour Goldman Sachs, recteur de l’Université Bocconi (repaire de la droite catholique « orthodoxe » et de l’orthodoxie néolibérale de droite) a tout simplement été désigné directement par le président italien (et ancien dirigeant stalinien du PCI) Giorgio Napolitano qui n’a pas hésité à le nommer l’espace d’une nuit « sénateur à vie » afin qu’il puisse prendre la place du Cavaliere à Palazzo Chigi, le siège du gouvernement italien. La nouvelle mission de Monti est assez simple (sur le papier) : préserver les intérêts des grands capitalistes européens et italiens, bien décidés à faire payer aux travailleurs et aux masses populaires de la péninsule le coût de crise.

Les premiers pas en direction du bonapartisme

Si l’on tient compte de la façon dont les courts-circuits mettent à mal les régimes démocratiques bourgeois européens pris en étau entre la crise internationale et les phénomènes de résistance ouvrière, la définition que donne Gramsci du « césarisme moderne » n’a jamais été aussi actuelle. Selon Gramsci, « on peut avoir une solution césariste même sans un César, sans une grande personnalité ‘héroïque’ et représentative. Le système parlementaire a fourni lui aussi un mécanisme pour de telles solutions de compromis. (…) Tout gouvernement de coalition est un premier degré de césarisme, qui peut ou non se développer jusqu’aux degrés les plus significatifs (naturellement l’opinion vulgaire veut au contraire que les gouvernements de coalition soient le plus « solide rempart » contre le césarisme) [6] ».

Le césarisme moderne est donc une sorte de « solution arbitrale » dans le cadre d’une situation d’affrontement en cours entre les classes fondamentales au sein d’une société. C’est le cas du gouvernement d’union national grec ou du gouvernement technique italien. Le caractère soi-disant « technique » ou « technocratique » de ces gouvernements ou de ses représentants qui sont loin d’être apolitiques ou neutres n’est qu’un voile par lequel on essaie d’occulter leur véritable contenu de classe [7] . Ces gouvernements sont choisis pour leur capacité à mettre en œuvre des mesures profondément anti-ouvrières et antipopulaires, en étant moins susceptibles d’être conditionnés par les mobilisations sociales. Comme le dit sans ambages un des anciens collègues de Papadémos à la BCE, « à la tête du gouvernement grec, il devra apprendre cependant à trancher durement, à faire des mécontents [8] ».

Pour ce qui est des marchés, Tina Fodham, de Citigroup, résume bien leur « opinion ». « Nous considérons qu’un gouvernement technocratique d’unité nationale est le meilleur choix à faire afin de mener à bien les réformes et maintenir la confiance des investisseurs. Regroupant à la fois la gauche et la droite et comptant sur des hommes politiques d’expérience, c’est le meilleur des choix, à condition que ces gouvernements puissent durer le temps nécessaire de l’application des réformes. Dans le cadre de la lutte contre la crise de la dette, les gouvernements techniques, ‘apolitiques’, peuvent être une nécessité impérieuse, en raison du discrédit qui pèse sur les politiques et du fait qu’en raison des possibles résistances aux réformes structurelles douloureuses à appliquer les partis politiques ont peur du retour de bâton dans les urnes [9] ».

Cette tendance bonapartiste ou césariste consistant à mettre en selle des gouvernements qui se placent au dessus des contradictions sociales vise donc en premier lieu à augmenter la capacité répressive de l’État ainsi que ses mécanismes de répression. C’est en ce sens d’ailleurs que, toujours selon Gramsci, le césarisme moderne, plus que militaire, est policier. En second lieu, l’objectif est de corseter ou de limiter les mécanismes classiques de la démocratie bourgeoise, déjà passablement mal en point, à l’image du parlementarisme, ce qui laisse apparaître les ressorts les plus visibles de la dictature du grand capital.

Ce n’est pas un hasard donc si une des premières exigences de Papadémos et de ses soutiens européens a été de remiser à plus tard toute idée d’élections anticipées qui étaient pourtant la condition posée par Samaras et ND pour faire leur entrée au gouvernement d’union nationale. On ne sait rien aujourd’hui quant au calendrier électoral. Monti, de son côté, a lui aussi exigé de pouvoir rester à son poste jusqu’au terme de la législature, à savoir 2013, alors que la logique politique habituelle aurait voulu que Napolitano appelle à des élections anticipées. Mais c’est là le temps qu’il réclame pour mettre en œuvre les profondes contre-réformes exigées par l’UE.

Bonapartismes préventifs et instables montrant la faiblesse de la classe dominante : le cas du gouvernement Brüning à la fin de la République de Weimar

La Grèce et l’Italie laissent entrevoir les premières étapes du passage du parlementarisme au bonapartisme. Le bonapartisme d’origine fasciste (Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, Franco en Espagne, Metaxás en Grèce, etc.) naît en effet de la démoralisation des masses et de la destruction de leurs organisation de classe. Il est par conséquent plus stable. Dans le cas de la Grèce et de l’Italie ce qui prime est plutôt l’équilibre instable et provisoire entre les différentes fractions sociales en lutte ainsi que la faiblesse de la classe dominante, en dépit de ses démonstrations d’unité. Pour reprendre les écrits de Trotsky sur l’Allemagne, on pourrait dire qu’il s’agit de « bonapartismes préventifs » ou de « pré-bonapartismes ».

Un exemple significatif de ce type de bonapartisme préventif a été le gouvernement Brüning au cours des dernières années de la République de Weimar, alors secouée par les répercussions de la crise économique des années 1930. C’est en ce sens d’ailleurs que certains analystes affirment que l’Europe actuelle serait face à l’année 1931 d’alors, en faisant un parallèle avec l’Allemagne des années de la Grande Dépression. A l’époque l’Allemagne, à la différence de sa situation actuelle de créancière, était un pays débiteur. En effet, elle avait pu se reconstruire après la Première Guerre Mondiale et en dépit de la saignée qu’impliquait le Traité de Versailles, grâce au cycle d’endettement impulsé par le capital nord-américain pendant la deuxième partie des années 1920. La fin de l’équilibre instable de ces années-là, avec le crack de 1929 et la Grande Dépression qui secouent fortement les Etats-Unis poussent Washington à durcir les conditions de prêt aux pays débiteurs, dont l’Allemagne. C’est à partir de ce moment que les Etats-Unis mettent un coup d’arrêt au flux de crédit vers l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie et exigent que les prêts soient remboursés en dollars et non plus en reichsmarks, la devise allemande de l’époque. Parallèlement, on assiste à une fuite de dollars à partir des dépôts bancaires allemands laissant sans devises la Reichsbank.

Fin mars 1930 le dernier gouvernement majoritaire dirigé par le social-démocrate Hermann Müller chute à cause d’un conflit sur l’allocation chômage. A la place de la grande coalition un gouvernement conservateur minoritaire se met en place sous la direction d’Heinrich Brüning, membre du parti catholique Zentrum. Ses principaux objectifs étaient de résoudre la question des réparations de guerre, de réduire le chômage et de retrouver l’équilibre budgétaire de l’Etat à travers une politique déflationniste. En un laps de temps très court Brüning assume également les fonctions de ministre de l’Economie. En juillet 1930 le Reichstag rejette son plan financier, ce qui conduit Brüning à dissoudre le Parlement. Après de nouvelles élections parlementaires en septembre 1930 qui voient le parti nazi (NSDAP) passer de 14 à 107 sièges, Brüning forme un gouvernement minoritaire toléré par le Parti Social-démocrate (SPD) [10] et soutenu par le Président. Brüning gouverne par décrets. C’est ainsi notamment qu’il essaye d’imposer sa politique déflationniste pour faire face à une crise économique de plus en plus grave. Malgré tous ses efforts cependant, qui à terme débouchent sur un renforcement des extrêmes, notamment du parti d’Hitler, Brüning ne réussit pas à résoudre la situation économique.

Comme le souligne l’économiste Fabian Lindner, « Pour pouvoir gagner des dollars, l’Allemagne devait transformer en excédent son énorme déficit de compte courant. Cependant, comme aujourd’hui les pays en crise, l’Allemagne se trouvait coincée dans un système de devises à taux de change fixe, l’étalon or, et ne pouvait pas dévaluer sa monnaie. Mais, même en abandonnant l’étalon or, le chancelier Brüning et ses conseillers économiques craignaient les effets inflationnistes d’une dévaluation et une répétition de l’hyperinflation de 1923. Sans liquidités en dollars venus de l’extérieur, la seule manière possible de retourner le déficit de compte courant était d’appliquant une déflation brutale des salaires et des coûts. En deux ans, Brüning a réduit les dépenses publiques de 30%. Le Chancelier a augmenté les impôts et les dépenses en sécurité sociale face à un chômage et à une pauvreté grandissantes. Le PIB réel a chuté de 8% en 1931 et de 13% l’année suivante ; le chômage a atteint 30% et la fuite de capitaux s’est poursuivie. La balance de compte courant est passée d’un déficit immense à un petit excédent.

« Il n’y avait cependant pas assez de dollars disponibles sur les marchés mondiaux. En 1930, le Congrès nord-américain avait introduit la taxe Smoot-Hawley pour empêcher l’entrée d’importations. Les pays avec une dette en dollars étaient écartés du marché nord-américain et ne pouvaient plus payer leurs dettes. La situation ne s’est pas améliorée quand le président Hoover a proposé un moratoire d’un an pour toute la dette extérieure allemande. La France –qui insistait pour que les réparations de guerre soient payées- et le Congrès nord-américain se sont opposés au moratoire. Quand le Congrès a finalement approuvé le moratoire en décembre 1931, ce moratoire était trop court et arrivait trop tard.

« Durant l’été 1931, les banques allemandes commençaient à faire faillite, conduisant aussi bien à la contraction du crédit qu’à des paquets énormes d’aide publique pour sauver les banques les plus importantes. Les banques ont dû fermer et le gouvernement se voyait alors contraint de devoir décréter la suspension du paiement de ses dettes. Le moratoire de Hoover et une politique d’expansion fiscale de Von Papen, le successeur de Brüning, sont arrivés trop tard : les faillites et le chômage ont continué à se développer et les nazis ont gagné du terrain politique [11] ».

Appliquer de vielles méthodes en dépit d’une situation parfaitement nouvelle n’a mené qu’à l’échec. C’est la conclusion que Lindner tire à la fois de la situation des années 1930 et de la situation actuelle. Après une première phase de soutien que recevront les gouvernements technocratiques européens qui viennent d’être mis en selle, la question fondamentale aujourd’hui consiste à savoir qui tirera profit de la situation par la suite.

La polarisation politique croissante et la tendance à l’extrémisme

D’un point de vue gouvernemental, et plus particulièrement en Grèce, en Italie et dans l’Etat espagnol, on commence à voir se profiler des tendances bonapartistes encore assez immatures. Mais si l’on prend l’ensemble du continent, ce qu’il y a de plus frappant c’est que la polarisation sociale a tendance à s’exprimer de façon croissante sur le terrain politique. Partout on voit se développer des courants de droite xénophobe, racistes et anti-européens. On assiste également de l’autre côté de l’échiquier politique à l’émergence de mouvements de la jeunesse, comme le mouvement des « indigné-e-s » dans l’État espagnol ou en Grèce et qui s’inspirent des processus révolutionnaires arabes encore ouverts. Dans les deux cas, ces tendances sont le fruit de la de la crise économique qui continue à marquer la situation, de la crise des partis réformistes traditionnels (qui appliquent directement les plans d’austérité) et bien entendu des politiques gouvernementales des principales puissances qui prennent en ligne de mire les plus faibles et les plus démunis : durcissement de la législation anti-immigrés, discours à la limite de la xénophobie vis-à-vis des pays d’Europe du Sud, chasse aux soi-disant « profiteurs » de ce qui subsiste encore de l’État providence, etc.

Ces phénomènes opposés de polarisation montrent la crise que traverse la démocratie bourgeoise et la tendance à l’émergence de manifestations politiques en dehors des partis et des médiations traditionnels. Un des exemples les plus clairs de cette tendance est bien entendu le mouvement du Tea Party aux Etats-Unis. Il s’agit d’un mouvement populiste de droite ayant une base sociale au sein de la classe moyenne et défendant un programme ultralibéral. A gauche en revanche on a le Mouvement Occupy Wall Street (OWS) qui a adopté le mot d’ordre « nous sommes les 99% » afin de dénoncer les profondes inégalités sociales qui se sont accrues au cours des dernières décennies outre-Atlantique.

A la différence des États-Unis cependant, ces phénomènes peuvent trouver en Europe une expression plus intense encore. La raison est à chercher du côté du mélange explosif créé par l’austérité économique combinée aux tensions sociales, ethniques, raciales et parfois même régionales. Tout cela n’est pas sans rappeler le climat que l’on respirait en Europe pendant l’Entre-deux-guerres. Ainsi, cette radicalisation politique est palpable dans tous les pays du continent, qu’il s’agisse de pays créanciers ou débiteurs.

Marine Le Pen, même si elle n’arrive pas au second tour des présidentielles, devrait faire un bon score. Aux Pays-Bas, le gouvernement dépend des voix du bien mal nommé Parti pour la Liberté (PVV) de Geert Wilders qui se situe en seconde position dans les sondages d’opinion. L’exemple de Wilders est assez intéressant d’ailleurs, et inquiétant. Comme le souligne le journal néerlandais Trouw, l’Europe est désormais le cheval de bataille du leader du parti d’extrême droite hollandais. « Dans son discours, c’est désormais le terme « Europe » qui remplace ce qui « avant était occupé par ‘Islam ‘, ‘intégration’, ‘jeunes d’origine marocaine’. La lutte contre l’islamisation des Pays-Bas continue à être la raison d’être du PVV mais l’Europe (…) a une valeur symbolique immense au moment où la crise est de plus en plus profonde et que toutes les solutions proposées ne peuvent que signifier plus de frais pour les contribuables hollandais [12] ».

Le Parti Autrichien de la Liberté (FPÖ) d’extrême droite est donné au coude-à-coude avec le Parti Populaire, actuellement à la tête du gouvernement. En Finlande, on retrouve la même tendance avec le Parti des Vrais Finlandais. Cette formation d’extrême droite gagne du terrain dans les sondages qui la donne à 20%. Le point commun entre tous ces partis est la critique des « élites ». Ils tiennent un discours hostile à la mondialisation, sont très anti-immigrés et particulièrement islamophobes. Il s’agit de partis profondément eurosceptiques qui considèrent Bruxelles comme la source de tous les maux et de ce qu’ils détestent le plus : le multiculturalisme, le capitalisme international, l’érosion des frontières et la disparition des devises nationales.

Même l’Allemagne aujourd’hui n’est pas immunisée, de son côté, contre ce genre de tendances. Il suffit pour cela de songer à la prégnance médiatique d’un Hans-Olaf Henkel, ancien dirigeant du patronat allemand (BDI) entre 1995 et 2000, très en vue aujourd’hui dans de multiples programmes télé et radio. Il ne se contente pas de reprendre ouvertement à son compte les thèses de l’ancien conseiller de la Bundesbank Thilo Sarrazin selon lesquelles l’Allemagne serait entrée dans un processus de dégénérescence en raison de l’afflux d’immigrés. Henkel défend aussi la perspective d’une zone euro à deux vitesses, avec une devise forte pour les pays du Nord (Allemagne, Hollande et Finlande) et un euro faible pour les pays du Sud, dont la France. Convaincu que « l’euro est une véritable escroquerie qui menace notre mode de vie », pour reprendre le titre de son ouvrage, publié l’an passé, Henkel distille à travers plusieurs initiatives politiques qui ont un écho certain (Zivile Koalition et Abgeordnetencheck.de [contrôle du député]) un discours extrêmement réactionnaire mâtiné d’europhobie.

En Grèce un quart de l’électorat affirme actuellement appuyer les partis d’extrême gauche et de gauche radicale et 8% soutient la droite nationaliste. Signe de la polarisation, les extrêmes pèsent plus lourd dans la balance qu’aucun des deux autres partis historiques, le PASOK et ND. En Italie, l’échiquier politique reste des plus confus à la suite de la démission de Berlusconi. Si l’Italie a donné naissance historiquement à de puissants mouvements contestataires de gauche et à une forte extrême droite, Umberto Bossi, de la Ligue du Nord, affirme de son côté qu’il ne serait pas fâché de rester dans l’opposition pour tirer à vue sur Bruxelles, l’immigration et l’Italie du Sud et récolter ainsi les suffrages des électeurs nordistes les plus réactionnaires.

Tout ce que nous venons de décrire est en train de se dessiner actuellement, alors que nous traversons une situation économique très difficile. Imaginons ce que cela pourrait donner si cette situation devenait véritablement catastrophique, avec des banques en faillite, des comptes d’épargne gelés, encore plus de chômage et de fermetures d’entreprise. Imaginons ce qui pourrait advenir dans le cadre d’une nouvelle récession ou dépression, a priori non seulement possible mais hautement probable, plus encore si l’on assiste à une dislocation de la zone euro. Ayant fait son expérience avec les partis traditionnels, et leur servilité face à la grande bourgeoisie l’opinion populaire pourrait alors devenir toujours plus sensible aux mensonges répandus par la droite populiste. C’est pour cela qu’il est aussi important pour les révolutionnaires de se faire entendre, et d’expliquer quelles sont les seules véritables solutions à la crise du système capitaliste.

Vers un affrontement de classe décisif : le salariat doit se préparer consciemment à cette perspective

Comme nous le soulignions en septembre les options de sortie de crise envisagées ont toutes un caractère éminemment politique. La question est de savoir quelle classe va finir par payer la facture. « Evidemment, pour tous les secteurs capitalistes, ce sont avant tout les travailleurs qui doivent payer. C’est ce que démontrent, des deux côtés de l’Atlantique, l’augmentation du chômage, l’attaque contre les subventions versées aux chômeurs, les baisses de salaires, l’augmentation de la charge de travail et toutes les mesures déflationnistes. Mais l’ajustement touchera-t-il aussi les classes moyennes à travers la confiscation de leurs épargnes ? Est-ce que ce seront plutôt les petits patrons qui devront aussi payer à travers l’augmentation des impôts ? Quelles fractions du grand capital sortiront perdantes, que ce soit à travers l’augmentation d’impôts et/ou à travers des nationalisations ? Touchera-t-on aux intérêts du capital étranger et/ou à ceux des créanciers [13] ? »

L’histoire du XXe siècle nous prouve que tout ceci ne peut se résoudre que dans le cadre d’un affrontement entre puissances capitalistes et classes sociales. Certains analystes bourgeois commencent d’ailleurs déjà à en reconnaître le caractère inévitable. « Notre caractère et nos système sociopolitiques commencent à être mis à rude épreuve, de la même manière que par le passé, au cours de phases similaires (…). A ces moments, des conditions économiques exécrables entraînent généralement des réactions émotionnelles, la fragmentation sociale et politique, de mauvaises prises de décision et des conflits accrus. Quand cela a lieu en démocratie, (…) cette dynamique peut mener à une sorte de spirale infernale entraînant tout le monde dans l’abime. (…) Ce genre de risques refait surface aujourd’hui et devrait être pris en considération à l’heure de prendre des décisions. Au lieu d’essayer de résoudre les désaccords par la négociation, les gens aujourd’hui essaient de tirer la couverture à eux et à liquider leurs opposants. Les tensions entre les riches et les pauvres, les capitalistes et les socialistes, ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas et au sein même des différentes factions de ces groupes sont en train de s’intensifier. Les politiciens qui se disputent le pouvoir sont prés à tout, afin de mener à bien leur mission et de rechercher le soutien populaire [14] ».

Au sein même des différents partis politiques, des équipes sont en train de réfléchir à différents scénarios d’affrontement. En Grèce par exemple un groupe d’intégristes néolibéraux qui critiquaient l’action de Papandréou viennent de se regrouper en un regroupement informel appelé « les talibans du Mémorandum » ou « Troïka interne ». Comme le souligne Stathis Kouvelakis « il s’agit du groupe constitué par les ministres de l’Éducation Anna Diamantopoulou, de la Santé Andréas Loverdos et du vice-ministre de la Défense Giannis Ragousis. Dans une tribune commune publiée le 16 octobre, ils ont défendu une mise en œuvre intégrale et musclée des paquets d’austérité, prôné une ligne d’affrontement assumé avec le mouvement syndical (‘les corporatismes sont notre adversaire’), ainsi qu’avec ceux qui ne défendent que de façon ‘tiède’ les mesures adoptées, et laissé planer des menaces quant à un éventuel ‘massacre’ si ‘l’autorité de l’État’ n’était pas rapidement rétablie [15] ».

Alors bien sûr, dans le cas grec, la classe ouvrière a fait preuve d’une grande capacité d’insubordination jusqu’à présent. Mais face à cette situation les forces qui se réclament de la gauche radicale et même de l’extrême gauche sont loin d’être à la hauteur du défi qui nous est lancé. Au lieu de se préparer ouvertement à un affrontement généralisé qui se jouera surtout et avant tout sur les lieux de travail et dans la rue, en présentant une solution globale à la crise du capitalisme grec et en cherchant les moyens pour canaliser la colère populaire à travers des organismes d’auto-organisation comme autant d’embryons de contre-pouvoir face au pouvoir de la bourgeoisie, les principales forces réformistes qui ont un poids au sein du mouvement ouvrier ne sont intéressées que par la traduction et la canalisation électorale de ce ras-le-bol. De par le passé, cette politique néfaste a désarmé le prolétariat face à la montée du nazisme. Cela fait penser à l’époque où le PC allemand s’auto-congratulait de ses succès électoraux alors que la crise s’approfondissait, que le régime de Weimar était aux abois et qu’Hitler avançait bel et bien.

Face à cette situation et face au caractère historique de la crise actuelle, la double nécessité de construire des partis révolutionnaires, et pour l’avant-garde de s’organiser autour des idées du trotskysme, sera centrale dans la période à venir pour gagner les combats décisifs que nous allons devoir livrer.

[1] Voir J. Chingo, « L’an IV de la crise économique mondiale : La fin des solutions faciles pour en sortir », 26/09/11.

[2] Voir P. Alcoy, « La grève générale des 19 et 20 octobre marque un tournant dans la situation : C’est la poussée de la classe ouvrière qui est derrière la crise politique », 03/11/11,

[3] Voir OKDE, « Coup d’Etat et gouvernement d’union nationale en Grèce : L’analyse de l’OKDE Ergatiki Pali », 10/11/11,

[4] Papademos a été directeur de la Banque Centrale Hellénique entre 1994 et 2002. Aux côtés du gouvernement social-démocrate mené par Costas Simitis, principal défenseur du néo-libéralisme et porte-parole de Berlin à Athènes, Papademos a été un des artisans de l’entrée de la Grèce dans la zone euro. Pour bons et loyaux services, on l’a remercié par la suite en le nommant vice-président de la BCE entre 2002 et 2010.

[5] Voir C. Tappeste, « La chute de Berlusconi. Pourquoi la démission du Cavaliere ne signifie pas la fin des politiques anti-ouvrières et antipopulaires en Italie ? », 09/11/11,

[6] A. Gramsci, Cahiers de prison : cahiers 6, 7, 8, 9 (« Notes sur Machiavel sur la politique et sur le prince moderne »), Gallimard, Paris, 1983, p. 500.

[7] Il suffit de songer à la composition du gouvernement « technique » de Monti. On ne prendra qu’un seul exemple : Corrado Passera. Le ministre de l’Industrie et des infrastructures, un poste clé du nouveau gouvernement, est un des dirigeants d’Intesa Sanpaolo, un des établissements bancaires les plus puissants de la péninsule.

[8] C. Lacombe et A. Salles, « M. Papadémos désigné premier ministre en plein chaos politique et économique », Le Monde, 12/11/11.

[9] L. Elliott, « This is no democracy. Europe is being run by a cabal », The Guardian, 09/11/11.

[10] La Social-démocratie voulait éviter un nouveau glissement à droite et préserver la démocratie en Prusse, le plus grand Etat allemand, où le SPD gouvernait avec les démocrates et le Zentrum catholique, le parti de Brüning. Une politique contre-révolutionnaire et d’adaptation profonde au régime démocratique bourgeois ont été fatales aux sociaux-démocrates.

[11] F. Lindner, « European austerity. Is this 1931 all over again ? », Social-Europe Journal, 23/11/11.

[12] Propos de G. Wilders cités dans « Schelden op de islam is zó 2010, Wilders heeft nu Europa als zondebok », Trouw, 28/09/11.

[13] J. Chingo, « L’an IV de la crise économique mondiale (…) », art. cit.

[14] R. Dalio, « Risk on the rise as political leaders give in to mob rule », Financial Times, 24/10/11. Ray Dalio est le fondateur de Bridgewater Associates, l’un des fonds d’investissement les plus importants au niveau mondial.

[15] S. Kouvelakis, « Grèce : coup d’État européen face au soulèvement populaire », Contretemps, 15/11/11.

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