Vaclav Havel, qui est mort ce dimanche 18 décembre à l'âge de 75 ans , racontait cette anecdote. A peine élu président de la République tchécoslovaque en décembre 1989, il se rend au château de Prague et remarque une absence: il n'y a pas de pendules! Or il venait justement de mettre un point final à l'éternité communiste.
Quel symbole! «Pendant de longues années, on n'a pas eu besoin d'y regarder l'heure, ajoutait-il, parce que, pendant longtemps, le temps s'était arrêté. L'Histoire s'était interrompue. Pas seulement au château de Prague mais dans tout notre pays».
Avec les Polonais Jacek Kuron, Adam Michnik et Lech Walesa, avec les Soviétiques Andreï Sakharov, Larissa Bogoraz, Andreï Siniavski, avec les Hongrois Lazlo Rajk et Imre Pozsgay, avec la Roumaine Doina Cornea, Vaclav Havel a fait partie de ce petit cercle de femmes et d'hommes qui crurent à l'histoire quand l'empire soviétique pensait l'avoir justement congelée. Il est difficile aujourd'hui de restituer l'incroyable isolement de ces dissidents anticommunistes dans un univers soviétique clos que chacun pensait indestructible.
Au-delà des trajectoires, des tempéraments, des cultures, le point commun de la dissidence fut une double bataille jamais abandonnée: pour un Etat de droit, pour la liberté et la liberté des individus dans un univers totalitaire. La dissolution de l'homme, du «je» dans un grand «nous» collectif était la première marche vers les deux grands totalitarismes barbares du XXe siècle, le nazisme et le communisme. Beaucoup d'autres l'avaient écrit avant Vaclav Havel et ses amis: de Vassili Grossman («Vie et destin») à David Rousset («Les Jours de notre mort», publié dès 1947). Mais seuls les dissidents allaient dans un combat engagé méthodiquement à partir de 1965 (le procès Siniavski-Daniel à Moscou) faire vaciller puis contribuer à la chute de l'empire soviétique.
Ce 1er janvier 1989, alors qu'il vient d'être élu président de la Tchécoslovaquie Vaclav Havel s'adresse à ses concitoyens. Et pose cette question centrale de la responsabilité. Qui est responsable du totalitarisme? Chacun d'entre nous, explique-t-il avec ses mots.
Voici l'intégralité de ce discours:
«Chers concitoyens,
Depuis quarante ans, vous avez toujours entendu le premier jour de l'année, de la bouche de mes prédécesseurs, le même discours avec seulement quelques variantes: comment notre pays fleurissait, combien nous avions fabriqué de nouveaux millions de tonnes d'acier, combien nous sommes tous heureux, combien nous avons confiance en notre gouvernement et quelles belles perspectives s'ouvrent à nous!
Je suppose que vous ne m'avez pas proposé à ce poste pour que je vous mente à mon tour.
Notre pays ne fleurit pas. Le grand potentiel créateur et spirituel de nos nations n'est pas utilisé comme il se doit. Des branches entières de l'industrie produisent des choses qui n'intéressent personne, tandis que ce dont nous avons besoin nous manque toujours. L'Etat, qui s'appelle «Etat des ouvriers», humilie et exploite les ouvriers. Notre économie arriérée gaspille une énergie rare. Le pays qui pouvait être fier autrefois de l'érudition de son peuple dépense tellement peu pour l'enseignement qu'il se trouve aujourd'hui à le 72è place mondiale dans ce domaine. Nous avons pollué la terre, les rivières et les forêts que nous avaient laissées nos ancêtres, au point que nous avons aujourd'hui le plus mauvais environnement de toute l'Europe; les adultes chez nous meurent plus tôt que dans la majorité des pays européens.
Permettez-moi d'exprimer une petite impression personnelle: récemment, alors que je me rendais à Bratislava en avion, j'ai trouvé un peu de temps, entre diverses discussions, pour jeter un coup d'œil par le hublot. J'ai vu le complexe de l'entreprise Slovnaft et, tout à côté, la grande agglomération de Petrzalka. Ce coup d'œil m'a suffi pour comprendre que pendant des dizaines d'années, nos hommes d'Etat et nos personnalités politiques n'ont pas regardé ou n'ont pas voulu regarder par les hublots de leurs avions. Aucune statistique dont nous disposons n'aurait permis de comprendre plus vite et plus facilement la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Mais tout cela n'est pas encore l'essentiel. Le pire est que nous vivons dans un milieu moral pourri. Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à penser noir, à ne pas prêter attention l'un à l'autre, à ne nous occuper que de nous-mêmes. Des expressions comme l'amour, l'amitié, la pitié, l'humilité ou le pardon ont perdu leur profondeur et leur dimension et ne signifient pour nombre d'entre nous qu'une sorte de particularité psychologique aussi désuète que des salutations oubliées du temps passé, un peu risibles à l'heure des ordinateurs et des fusées cosmiques.
Peu d'entre nous ont été capables d'exprimer à haute voix que les puissants ne devraient pas être omnipuissants et que les fermes spéciales qui leur fournissent des produits écologiquement purs et de qualité devraient plutôt envoyer ces produits dans les écoles, les maisons d'enfants et les hôpitaux, dans la mesure où notre agriculture n'est pas capable de les offrir à tous.
Le régime au pouvoir jusqu'ici - armé de son idéologie fière et intolérante- a rabaissé l'homme au niveau d'une force de production et la nature à celui de moyen de production. Il a sapé ainsi leur principe et leur rapport mutuel. Il a transformé des personnes douées et jouissant de leurs droits, travaillant intelligemment dans leur pays, en boulons d'une machine monstrueusement grande, grondante et puante, dont personne ne sait quel est le sens véritable. Elle ne sait rien faire d'autre que s'user elle-même, et avec elle tous ses boulons, lentement mais irrésistiblement.
Si je parle de climat pourri, je ne parle pas seulement de messieurs qui mangent des légumes écologiquement purs et qui ne regardent pas par les hublots de leurs avions. Je parle de nous. Nous qui nous sommes tous habitués au système totalitaire, nous qui l'avons accepté comme un fait immuable, donc entretenu par nos soins. Autrement dit: nous tous -bien qu'à des degrés différents- nous sommes responsables de la dérive de la machine totalitaire. Nous ne sommes pas seulement ses victimes, mais nous sommes tous en même temps ses co-créateurs.
Pourquoi parler ainsi? Parce qu'il ne serait pas raisonnable de considérer le triste héritage des dernières quarante années comme quelque chose d'étranger, légué par un parent lointain. Nous devons au contraire accepter cet héritage comme quelque chose que nous avons nous-mêmes commis contre nous. Si nous le prenons ainsi, nous comprendrons qu'il dépend de nous tous d'en faire quelque chose. Nous ne pouvons pas faire porter la responsabilité de tout cela sur les gouvernants précédents, non seulement parce que cela ne répondrait pas à la vérité, mais encore parce que cela affaiblirait le devoir qui se pose aujourd'hui à chacun de nous, le devoir d'agir indépendamment, librement, raisonnablement et vite.
Détrompons-nous, le meilleur gouvernement, le meilleur parlement et le meilleur président ne peuvent pas à eux seuls faire grand chose. Et ce serait très injuste d'attendre la solution d'eux seulement. La liberté et la démocratie, cela signifie la participation et la responsabilité de tous.
Si nous nous en rendons compte, toutes les horreurs dont hérite la nouvelle démocratie tchécoslovaque ne nous sembleront pas aussi épouvantables. Si nous nous en rendons compte, l'espoir reviendra dans nos cœurs.»
1er janvier 1990
Ce discours est reproduit dans un livre passionnant de Christian Duplan et Vincent Giret, «La Vie en rouge, ils ont fait tomber le communisme 1944-1989», réédité aux Editions du Seuil en 2009.
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