Amin Khan, poète algérien, a composé ces vers en hommage à Frantz Fanon, un personnage auquel il est attaché «intellectuellement, politiquement et affectivement».
Oui
un intellectuel médecin penseur écrivain psychiatre militant combattant fier courageux ombrageux tout ce que tu veux mais Fanon c'était avant tout un poète
ce n'est pas moi qui le dis
pas moi mais Pierre
Pierre Chaulet
le 11 mars 2011 Alger midi au soleil national du deuil
à l'ombre tranquille de l'espérance
dans l'espace entre les grains de lumière qui dansent entre les corps mystérieux des orangers décatis
et l'ombre des grilles fébriles du jardin
un demi-siècle après ta mort
d'énormes pelletées de temps nocif jetées sur ton cœur
encore brûlant
malgré tout
ton cœur
braise jetée au loin
par les vents violents
de ces îles-là Caraïbes défoliées
îles fractionnées concassées humiliées poussière
vers l'amont des tourments de la mémoire lointaine
mais rien n'y peut rien
ce temps est plein de trous
vieux carbone et vieil oxygène s'affrontent tels des lutteurs éloignés
par les bras du bronze immense depuis trop longtemps
loin de la terre natale
oubliés de leurs adorateurs sans but désormais
sauf peut-être pour certains
les quelques sous et les centimes que jettent au sol sali de leur sang quelques anciens
les devenus spectateurs
dans leurs oripeaux leurs uniformes leurs guenilles mentales
en costumes cravates rayés
élimés au coude de la dignité
mais toutefois dignes certains
émaciés démodés juvéniles
et saisis parfois encore figure-toi de transes passagères
qui meurent aussitôt
au bord du cercle du soleil rituel des sacrifiés du premier rang
toi c'est ton privilège
de les avoir quittés à l'âge béni de 36 ans d'avoir quitté ce monde
tel le héros d'un vieux film en noir et blanc un film de guerre ou d'aventures
un film du 20ème siècle
quitté la vaste terre de Dieu avec des visions
de ce qui n'est jamais advenu
qui n'adviendra jamais mais qui est pourtant
visions de ceux qui à l'époque déjà cheminaient sur le fil du rasoir
files de maigres sentinelles toujours mobiles
sentinelles du camp nocturne sans répit
assailli sans relâche assailli
inquiet
ces hommes qui traversaient
avec leurs pataugas oiseuses
leurs peurs et leurs croyances
les frontières et les auréoles du sang de leurs frères
peu importe
ces hommes faits ombres ces hommes faits échos stock de tristesse
fonds de commerce
alluvions amers
héros
sur mauvaise bande magnétique
d'un de ces pays frères qui n'existent plus
aujourd'hui
au goût de cendres
on ne se souvient plus que de quelques uns
parmi les héros
on se souvient de quelques saints quelques martyrs dans le grand registre de la vérité
les anonymes on n'en parle pas depuis toujours tu le sais
depuis bien avant les Guerres Puniques depuis bien avant les labours sanglants en tous sens
de l'aliénation du monde
depuis bien avant les grands carnages subtils qui ne laissent aucune trace du crime
pour la raison qu'il n'y a plus que le crime
et que le crime embrasse la raison alors que faire?
que faire?
seul dans son cœur
seul dans sa chambre
face au mur blanchi à la chaux de l'heure carcérale
connaître et connaître à nouveau ce qui brûle
en soi
même s'il faut pour cela
dénuder son cœur
y enfoncer les doigts de la nausée et de l'amertume
reconnaître que là
frère presque perdu
frère bientôt perdu
tu as raison contre tous
avec ton sang infecté
avec tes muscles nus
avec ces fibres de conscience avec cette colère
avec cette vigilance que faire?
que faire?
te mettre debout
droit debout
debout dans la patrie des vents
debout dans la respiration des îles debout dans le tremblement de la terre
ouvrir ta chemise blanche de boucanier et qu'y viennent la lumière amère
et la grande haleine de la révolution
lécher ta sueur
la sueur de l'homme fiévreux
la sueur de l'homme mourant
chaque jour depuis le jour de sa naissance
la sueur de l'homme qui se débat dans les rets de son intelligence
la sueur de l'homme debout s'entend
que faire?
dis que faire?
traverser en soute peut-être
mais d'un pas allègre
les océans qui s'interposent
entre les îles naufrage et les îles destin
ne pas laisser d'espace entre soi
entre sa peau et la conscience du monde entre les mots et les gestes
entre le carbone et l'oxygène
ne pas laisser d'espoir à l'ennemi qu'il aura un jour
la légitimité du pardon
brûler brûler brûler jusqu'à la fin
en homme seul
en homme en devenir en homme libre
homme loin de l'origine et loin
de la destination
Homme Libre
Fanon
Amin Khan
Paris, Juin 2011
Poème initialement publié dans le numéro spécial de la revue Algérie Littérature/Action consacré à Frantz Fanon . L'auteur nous l'a remis après la soirée «Frantz Fanon, au présent» du 28 novembre 2011.
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