samedi 11 février 2012

Avanti populisme!



Neuf lettres qui n'ont rien de neuf, mais qui écorchent les oreilles : populisme. Curieux mot. Son suffixe en ismesonne comme l'estampille objective d'un système (capitalisme, communisme, gaullisme, existentialisme...). Toutefois, populisme hérisse la langue. Le vocable est urticant. On croit entendre, dans le dégoût de ceux qui l'emploient, quelque chose comme « populard », ou bien « populâtrie ».

Si Flaubert réactualisait son Dictionnaire des idées reçues, il écrirait : « Populisme : toujours rageur. Tonner contre ! » Peut-être ajouterait-il une entrée « dérive », nantie de cette définition :« Obligatoirement populiste. Nous prépare de funestes élections. »

Le populisme, c'est la corde dans la maison du pendu. Sa racine évoque le peuple, qui a disparu (secteur tertiaire à tous les étages !). L'appellation s'est du reste galvaudée au moment où fermait, à Paris, dans le bois de Boulogne, le musée des Arts et traditions populaires (pour laisser place, tout un symbole, à la fondation Bernard Arnault). Nous sommes orphelins du peuple, qu'un terme fourre-tout convoque à tout bout de champ...

La notion ne vient pas de la vieille Europe, mais de « deux colosses au berceau » (dixit Napoléon) : la Russie et les États-Unis d'Amérique. Du côté de l'Oural, vers 1850, un courant opposé au modernisme occidental prôné par le tsar – les Narodniki –, ne jurait que par la pureté rédemptrice des communautés paysannes. Quarante ans plus tard, la relève se faisait yankee, avec lePopulism, expression de la fureur anxieuse des petits blancs protestants agrariens, face aux trusts, au chemin de fer, à l'élite...

Exactement aux mêmes moments, la France connaissait deux variantes s'incarnant – péché mignon du pays – dans un homme providentiel : le bonapartisme, puis le boulangisme.

Le cadenas léniniste allait priver la Russie, devenue soviétique, de toute tentation populiste au XXe siècle : le peuple, sévèrement encadré par un parti prétendument fer de lance, était devenu le prolétariat. Conscientisé, il avait pris le pouvoir. Pas besoin de l'appeler : il trônait au sommet, depuis 1917. Adieu le brame incantatoire à son sujet. Le peuple régnait. Remettre en cause un tel ordre – final – des choses, revenait à fomenter une contre-révolution. Sévèrement punie ! Les partis communistes, de par le monde, suivaient la même logique : nous représentons le peuple, plus la peine de le sonner.

Aux États-Unis d'Amérique, en revanche, il y eut une nouvelle vague de populisme, avec une forte dose de paranoïa complotiste, au moment du maccarthysme, dans les premières années de la guerre froide. Concomitamment, la France connut un retour de bâton, agrémenté de jacquerie anti-fiscale, avec le poujadisme, qui devait faire élire, aux législatives de 1956, dans le Ve arrondissement de Paris, un incertain Jean-Marie Le Pen, alors âgé de 27 ans...

Le populisme serait donc réactionnaire et pour tout dire d'ultra droite. Patatras ! Un contre-exemple austral apparaît, avec l'Argentine de Perón, d'une ambiguïté redoutable sur la question. Le Brésil fut également une terre d'élection du populisme, de Getúlio Vargas à Fernando Collor. Et actuellement, un populisme de gauche se donne libre cours au Venezuela (Hugo Chavez) et en Bolivie (Evo Morales). Avec toujours une vision spongieuse des choses : finis les antagonismes de classes, voici l'opposition formidable entre eux et nous, le pouvoir et le peuple – celui-ci regroupant, pêle-mêle, paysans, travailleurs urbains, étudiants, migrants, intellectuels, ou fonctionnaires...

Ce populisme, c'est d'abord et avant tout la conjuration des petits hétéroclites contre les gros globalisés, qui mettent chaque pays, donc la planète entière, en coupe réglée. Le populisme aspire à une protection, parfois fantasmée, qui ne va pas sans racines, ni âge d'or. Le populisme tend au renoncement de l'autonomie des individus, en échange de la satisfaction de leurs attentes. Le populisme croit aux dirigeants, à leur charisme, mais carbure à l'ébullition, voire à l'esprit de résistance, qui peut se retourner contre le chef d'un jour. Le populisme baigne dans l'émotionnel.


Une ligne de fracture irréductible

La complexité des identifications collectives, dans des temps de mutations phénoménales, appâte une chaleur communicative nimbée d'autoritarisme, en une farouche dialectique. Puisque le faux nez de la démocratie représentative ne tient plus, dans la mesure où apparaissent au grand jour le fonctionnement oligarchique et la verticalité des goinfres qui se cramponnent : hourra pour l'horizontalité ; place au peuple !

Un tel impératif, plus moral que politique, sera personnifié : seul un champion incandescent donnera l'énergie et la puissance nécessaires pour abattre l'immobilisme, le statu quo, la sclérose, la nécrose.

D'où l'émergence du tribun démiurgique, parlant directement au peuple sans structure intermédiaire, tout en prétendant apporter une écoute directe. Il est éloquent, moderne, magnétique, télégénique, maître de soi (jusqu'à un certain point), provocateur et séducteur. Un tel médium suscite en masse des suiveurs (tout cela pouvant, évidemment, être mis au féminin...).

Ce processus en dit long sur la déréliction « psycho-politique » (Alexandre Dorna) de nos sociétés, en proie aux angoisses collectives provoquées par un sentiment de déclassement, de décadence, de déroute, de faillite.

Le désir de force l'emporte sur toute délibération. L'audace balaiera les résignations. Le caractère pulvérisera les conformismes. La simplicité radicale bazardera les prétendues complexités de l'action politique. Les chamboulements auront raison de la longue durée. Vive la transgression, qui ne fera qu'une bouchée des contre-pouvoirs !

Longtemps, ces aspirations et ces ébrouements furent passagers. Mais le populisme feu de paille se révèle désormais fond de sauce. En Europe, peu de pays échappent à son emprise directe (au sein de coalitions gouvernementales), ou à ses coups de bélier (en tant qu'opposition véhémente marquant les esprits).

Et c'est là qu'il faut désembrouiller les choses. Prôner une thérapie de choc, récuser le conservatisme aussi bien que le réformisme, est-ce du populisme ? À ce compte, se targuer de transformer l'ordre politique ou économique vous condamne illico. Et seuls les dirigeants en place évitent l'écueil, en défendant leur bilan. Quoique : Nicolas Sarkozy ne s'apprête-t-il pas à se lancer dans une robuste rhétorique de la rupture, histoire de masquer son passif ?...

Bref, la diatribe ne fait pas forcément le populiste (sinon, seul le soporatif Edouard Balladur échapperait à la classification). La forme ne saurait toujours oblitérer le fond. Les coups de semonce se jugent aussi à leur orientation. Certains réquisitoires de populistes présumés sont anticapitalistes, d'autres ne le sont pas. Une telle distinction, aussi simple que délaissée, n'aide-t-elle pas à sortir du flou amnésique ?

D'autre part, le message se confirme-t-il exclusif ou inclusif ? Clive-t-il ou fédère-t-il, joue-t-il sur la concurrence ou sur la confluence, dépolitise-t-il ou repolitise-t-il ? Stigmatiser, du haut d'une tribune, des populations entières traitées en métèques, n'est tout de même pas la même chose que de transformer un meeting en université populaire histoire de transmettre, à la Michelet, une culture perdue avec le ressac ouvrier. Renforcer, de harangue civique en homélie hugolienne, les valeurs républicaines de solidarité, n'a rien de commun avec les appels au meurtre symbolique de l'Autre basané.

Une ligne de fracture irréductible partage les supposés populismes : leur discours s'avère-t-il, oui ou non, identitaire ? Charrie-t-il, oui ou non, la xénophobie ? Il est ainsi possible d'y voir plus clair, même si le populisme a brouillé les cartes protestataires, en traduisant l'amertume de catégories embarquées dans le mauvais sens de l'ascenseur social. Elles se rapprochaient de l'aisance. Mais elles durent décrocher, voilà déjà vingt ans, sous l'effet, se laissent-elles persuader, de l'assistance imméritée déployée au profit de couches plus démunies : les immigrés.

D'économique, le ressentiment se fait culturel, religieux, existentiel. Une partie de la France retrouve ses vieux démons mentaux : après avoir pourchassé les protestants, traqué les juifs, la voici qui harcèle les musulmans.

Nous ne sommes plus dans la révolte contre les élites qui se baffrent, contre les intellectuels qui légitiment le système, contre les médias qui ne font que mettre de l'huile dans les rouages, contre les sportifs gorgés de fric : nous sommes passés de la contestation à la croisade.

Au son du canon républicano-identitaire

L'antisémitisme, certes réactivable à merci, laisse place à l'islamophobie. Les musulmans sont l'objet d'un rejet irrationnel mais théorisé. L'Europe entière les perçoit telle une cinquième colonne affreusement bien implantée (ils représentent 3,6 % des 500 millions d'habitants du Vieux Continent, mais sont appréhendés comme deux à quatre fois plus nombreux, démontrent les sondages...). Leurs mœurs sont jugés incompatibles avec les valeurs, voire l'identité (ô singulier de fer) propres à nos sociétés. Ils sont décrétés inassimilables.

Le danger, ainsi estimé, cristallise d'étranges regroupements psychiques et politiques. L'extrême droite, traditionnellement anti-immigrés, a établi une jonction populiste avec des ultra-laïques, obsédés par la religion mahométane. La tectonique à l'œuvre aboutit à des reclassements déraisonnables : ceux qui vomissent la Gueuse depuis 1789 se proclament « républicains » ; les furieux laïcards, venus de la gauche amie du genre humain, se convertissent au discours néo-fasciste sur l'incompatibilité des cultures. L'islam est, par essence, un péril à leurs yeux.

Pour lui barrer la route, ces contempteurs déboussolés érigent le catholicisme en digue : une République, un peuple, une Église. Les universalistes devenus essentialistes, au nom de l'exceptionnalisme attribué à l'islam, se raccrochent, dans leur prétendue « riposte laïque », à un mantra abracadabrant : du néo-Maurras à la rescousse de leur archéo-République ! Éteindre l'incendie musulman avec la citerne catholique ! Riche trouvaille...

Une telle illusion d'unanimisme et d'essentialisme prêtée à l'islam ne résiste pas à l'examen. Emmanuel Todd et d'autres chercheurs ont montré tout ce qu'implique l'émergence d'une classe moyenne d'origine musulmane, avec notamment son lot de mariages mixtes. Rien n'y fait, le populisme a trouvé son signe de ralliement. Il vit dans l'excitation électorale d'avoir fondé du lien social sur l'exécration d'autrui.

Une fois entrés dans ce piège, les citoyens n'en démordent plus : pas de liberté pour les ennemis de la liberté, sus aux polygames imposant le voile, zigouillons la charia, l'islam voilà l'ennemi ! La guerre des civilisations aura lieu, elle a commencé dans les banlieues. La démocratie n'est qu'une faiblesse verbeuse qui nous vaudra le dessous. Épurons au plus vite ! Refuser de considérer tout musulman comme un ennemi passé, présent, ou à venir, relève de l'aveuglement. Le racisme nous sauvera ! Et tout ça fait d'excellents populistes, qui marchent au pas... Au son du canon républicano-identitaire et des trompettes laïco-catho.

La confusion est totale et empêche quiconque de se faire entendre. L'Église a beau répéter son amour christique du prochain et de l'étranger, on en fait un instrument de croisade anti-immigrés. Le pape peut voler au secours des valeurs religieuses de l'islam au moindre blasphème, le Vatican est embarqué comme bouclier spirituel dans cette nouvelle Reconquista.


Ces divagations apocalyptiques se forgent graduellement. Les citoyens, telles des souris de laboratoire, passent de sas en sas, pour glisser de la méfiance à la haine et du soupçon au délire. Voilà pourquoi certaines thématiques ambiguës, communes au populisme des Lumières (Mélenchon) et à celui des Ténèbres (Le Pen), inquiètent à juste titre : l'enracinement, l'apologie du terroir, le tropisme autoritaire, l'outrance rhétorique, la schématisation frénétique. Sans oublier l'anti-intellectualisme (même si certains zozos ont terni l'intellingentsia), ou l'acharnement contre les journalistes (même si ceux-ci ont tort de transformer toute critique à leur endroit en atteinte à la démocratie). Sans oublier, surtout, une certaine idée du chauvinisme...

Mais la ligne de démarcation du racisme tient bon. Quand Jean-Luc Mélenchon s'en prend aux technocrates, il vise des leviers irresponsables du capitalisme effréné, là ou Jean-Marie et Marine Le Pen imputent des agents archétypaux de l'étranger abhorré. Cette séparation entre deux formes de populisme, deux formes de gouaille, deux visions du monde, est cruciale pour l'avenir.

Les troupes du Front national se recrutent chez les vaincus humiliés tentés par la furie d'un Führer. Les électeurs du Front de gauche sont proches des « Indignés » et de leur « révolution des tentes ». La morgue surplombante d'observateurs prompts à l'amalgame, criant au populisme comme on hurlait jadis au loup, n'est qu'une défense et illustration de l'inertie bourgeoise. Celle qui fait radoter doctement, au moindre excès de langage : classe (conceptuellement) pauvre, classe (démocratiquement) dangereuse.

Quand le sage montre la révolte, l'imbécile regarde le populisme.

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