mercredi 15 février 2012

Images d'un pays qu'on étouffe



Les amateurs d'euphémismes apprécieront :

Malgré l'adoption d'un nouveau plan de rigueur dimanche soir, la population ne croit plus guère à une solution proche.
C'est à peu près tout ce que l'on trouve aujourd'hui sur ce qui se passe en Grèce en première page "Actualité" d'un quotidien proche de l'UMP...

Enfin presque.

On trouve aussi, parmi "les plus belles images de la semaine, sélectionnées par Le Figaro Magazine", une photo de Louisa Gouliamaki, de l'AFP, avec cette légende explicative :

Chaos. Athènes brûle. La capitale grecque commence à peine à se remettre d’une nuit de guérilla urbaine, provoquée par la révolte contre les nouveaux sacrifices votés par le parlement afin d’obtenir le soutien des bailleurs de fonds internationaux. Une rigueur sans laquelle l’UE et le FMI ne débloqueront pas leur aide de 130 milliards d’euros vitale pour le pays, qui risque sans cela le défaut de paiement dès le mois prochain. «La faillite de la Grèce n’est pas une option que nous pouvons nous permettre », a ainsi martelé avant-hier le Premier ministre Lucas Papademos, avant le vote au parlement.



Photo de Louisa Gouliamaki /AFP dans le Figaro.


De son côté, Libération a préféré laisser en "une" matinale de son site un diaporama de huit photographies de l'agence Reuters. La première image est signée de John Kolesidis, et accompagnée d'une légende assez courte, mais inepte :


Les Athéniens ont découvert ce lundi matin l’ampleur des dégâts causés au centre-ville par une nuit de violences, en marge d’une manifestation géante contre un nouveau train d’austérité.

Ce commentaire cherche peut-être à nous faire croire que les habitants d'Athènes ont, comme nous, passé leur dimanche à supputer le calendrier de campagne de Nicolas Sarkozy, président pas encore candidat, et qu'en conséquence, ils n'ont rien vu, rien entendu et rien su de ce qui se passait dans leur ville...

Exactement comme nous, qui serons bientôt exactement comme eux...



Photo de John Kolesidis/Reuters dans Libération.


Parmi les bribes d'informations, plus ou moins vérifiables, reçues dimanche, une image a attiré mon attention, et je m'attendais à la voir reprise ici ou là.

Mais non.

On y voit, entouré de manifestants, un vieux monsieur assis. Il porte un masque de protection et il a la tête un peu penchée en avant, comme s'il reprenait difficilement sa respiration...

Cet homme, qui est dans sa quatre-vingt-septième année, est le compositeur Míkis Theodorákis qui vient d'être gazé par la police grecque.

Pour un moment, il personnifie tout un pays que l'on cherche à asphyxier - pour son plus grand bien, nous dit-on.


Photo trouvée sur la page Athènes en temps réel.


Malgré les errances impardonnables de Theodorákis durant ces dernières années - on trouvera tout cela sur son site officiel -, je n'arrive pas à oublier d'autres images, comme celles-ci, qui ont été tournées par la télévision allemande - ce qui explique les sous-titres -, en octobre 1974 :



Soliste : Antonis Kalogiannis.

Míkis Theodorákis dirige, avec la gestuelle très particulière qui était la sienne, Ena to Xelidoni, extrait deAxion Esti, grande pièce "métasymphonique" - c'est lui qui le dit - composée à partir du cycle poétique d'Odysséas Elýtis.

Les paroles de ce morceau sont tirées de ce poème :

RIEN QU'UNE HIRONDELLE ici * précieux Printemps que celui-ciPour que le soleil s'en revienne * il en coûte bien des peinesIl faut des morts par milliers * à ses Roues poussantIl faut non moins de vivants * à lui dispenser leur sang.

Mon Dieu Premier-Ouvrier * dans les monts tu m'as emmuréMon Dieu Premier-Ouvrier * dans la mer tu m'as enclavé!

Des Mages ont emporté * le corps léger de MaiL'ont enseveli dans un * mémorial sous-marinDans un puits d'obscurité * l'ont précipitéQue son musc envahisse * les ténèbres et tout l'Abysse.

Mon Dieu Premier-Ouvrier * dans ces lilas de la PassionMon Dieu Premier-Ouvrier * Tu sens bon la Résurrection !

Frétillant comme le sperme * en sa matrice noireL'insecte affreux de mémoire * a taraudé la terreEt comme mordrait une araignée * mordit la lumièreLa plage a resplendi * et toute la mer aussi.

Mon Dieu Premier-Ouvrier * de rivages tu m'as cernéMon Dieu Premier-Ouvrier * aux monts tu m'as enraciné !

Quelques pages plus loin, dans le livre d'Elýtis, on peut lire ceci :
    SURGIRENT
vêtus en « amis»    d'incalculables fois mes ennemis
leurs bottes foulant le sol ancestral.    Or ce sol n'eut jamais d'affinités avec leurs talons.
Apportant    l'Expert, le Colonisateur et le Géomètre,
des livres pleins de mots et de chiffres,    la Toute-Puissance et Toute-Obéissance,
ils ont domestiqué le feu ancestral.    Or ce feu n'eut jamais d'affinités pour leurs foyers.
Nulle abeille un seul instant ne s'est laissé prendre à l'or ayant inspiré son jeu   nul zéphyr un instant, aux blancheurs soulevant les tabliers.
Ils érigèrent et fondèrent   sur ces monts, dans ces vallées, dans ces ports
tours inébranlables et villas    navires et autres bois flottants,
les Lois, celles qui prescrivent l'exploitation et le profit,    fondant leur application sur l'aune ancestrale.
Or cette aune n'eut jamais d'affinités pour leur pensée.    Nul sillage de divinité dans leurs âmes n'a laissé le moindre amer
nul clin d'œil de néréide n'a tenté de leur dérober la parole.    Surgirentvêtus en « amis »    d'incalculables fois mes ennemis,
nous faisant présent de cadeaux ancestraux.Mais en substance leurs cadeaux n'étaient rien
d'autre finalement que fer et feu.Entre les doigts écartés qui attendaient
rien que des armes et du fer et du feu.Rien que des armes et du fer et du feu.

(Odysséas Elýtis, Axion Esti, 1951. La traduction de Xavier Borde et Robert Longueville est parue en 1987, aux éditions Gallimard, et a été reprise en collection poésie/Gallimard en 1998.)

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