samedi 11 février 2012

Les véritables dimensions de la catastrophe de Tchernobyl




Lettre du Professeur Vassili Nesterenko à Wladimir Tchertkoff, Solange Fernex et Bella Belbéoch.

Chers collègues,

Bien peu sont encore en vie aujourd’hui de ceux qui, dès les premiers jours de la catastrophe de Tchernobyl, participèrent directement à l’estimation de la situation radiologique au bloc 4 de la centrale atomique de Tchernobyl, ainsi qu’aux actions visant à prévenir la dégradation de cette catastrophe en explosion atomique.


Par malheur l’académicien Valeri Legassov, radiochimiste de talent, nous a quittés un an après la catastrophe. Il était, comme moi, membre du Conseil interministériel à l’énergie atomique d’U.R.S.S. Dès avant l’accident de Tchernobyl, à nombre de réunions du Conseil présidées par le ministre de la construction mécanique moyenne, Efim Slavski, en présence de l’académicien Anatoli Alexandrov, Legassov a exigé le durcissement des mesures de sécurité de l’exploitation de la centrale atomique de Tchernobyl qui dépendait du Ministère d’Energétique d’U.R.S.S. (ministre Piotr Neporojni).
Je vais donc essayer de reconstituer à l’aide de mes archives (notes de 1986) la chronologie des événements et je décrirai les mesures prises par le Gouvernement d’U.R.S.S. et la Commission Spéciale du Conseil des Ministres pour essayer de localiser l’accident survenu à la centrale de Tchernobyl.

Le 27 avril 1986 je pris l’avion pour Moscou où je devais me rendre pour affaires. Je remarquai dans l’avion que mon dosimètre de poche donnait des valeurs bizarres : une très grande puissance de dose (des centaines de fois supérieures à ce qu’on observe d’ordinaire à une altitude de 8 000 mètres). Je me dis que mon appareil était hors d’état.

Le matin du 28 avril je me rendis au Kremlin, à la Commission militaro-industrielle du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S., pour y régler des questions urgentes ayant trait aux essais de la centrale atomique mobile « Pamir » dont j’étais le constructeur en chef. C’est là que j’appris l’angoissante nouvelle : un accident était arrivé à la centrale atomique de Tchernobyl, un incendie s’y était déclaré, et le matin du 26 avril une Commission gouvernementale s’y était déjà rendue en avion.

Je connaissais bien la construction du réacteur R.B.M.K. dans lequel on utilise comme modérateur de neutrons plusieurs milliers de tonnes de graphite. On sait que lorsque le réacteur fonctionne dans son régime normal, tout le graphite est contenu dans un cylindre d’acier. Le ralentissement des neutrons dans le graphite fournit 6 à 7% de toute la puissance du réacteur. Pour maintenir la température de travail du graphite à 500-600°C, le cylindre à graphite est rempli d’un gaz inerte : un mélange d’azote et d’hélium. Le fluide caloporteur (eau) circule à l’intérieur de l’assemblage de graphite.

On sait que l’accident s’est produit à cause d’erreurs du personnel qui effectuait une expérience nucléairement dangereuse : il s’agissait de voir comment, en cas d’arrêt d’urgence du réacteur, on pouvait utiliser le dégagement calorifique résiduel pour la production supplémentaire d’énergie électrique.

Les barres absorbantes utilisées dans ce réacteur étaient raccourcies et sans bouts en graphite devant remplir le canal au moment de la sortie de la barre du coeur du réacteur ; par conséquent au moment de la sortie des barres le canal se remplissait d’eau (le fluide caloporteur).

Le protocole de l’expérience avait été soumis par la direction de la centrale atomique de Tchernobyl au ministère, au constructeur en chef (l’académicien Nikolai Dollejal), et au responsable scientifique du réacteur (l’académicien Anatoli Alexandrov). N’ayant pas reçu de réponse positive écrite, la direction de la centrale de Tchernobyl prit malgré tout la décision d’effectuer le 25 avril 1986 les expériences prévues.

Mémorial de Tchernobyl, Kiev @ AP Photo/Efrem Lukatsky, thejournal.ie

Le réacteur R.B.M.K. se distingue par un enrichissement relativement faible du combustible (1,8% en uranium 235) et des coefficients positifs de température fort importants, surtout aux niveaux de puissance peu élevés du réacteur.

En été 1986, après l’accident, le ministre de construction mécanique moyenne, E. Slavski, me montra tout le programme de l’expérience. Selon ce programme il fallait abaisser la puissance du réacteur jusqu’à 800 Mw puis, à partir de ce niveau de puissance, étudier après le lâchage des barres du système de sécurité la marche par inertie du turbogénérateur pour déterminer la quantité d’énergie électrique produite.

Au moment de l’expérience, la puissance du réacteur chuta jusqu’à 60-80 Mw et selon les lois de physique le réacteur tomba dans un « trou d’iode ». Dans cette situation il fallait arrêter le réacteur, attendre 2 ou 3 jours que les isotopes d’iode à vie brève se désintègrent et que la puissance revienne à son niveau normal.

Selon les dires des participants de l’expérience, le personnel de la centrale atomique a extrait les barres compensatrices du cœur du réacteur et mis en marche les pompes de circulation complémentaires pour amener de l’eau dans le réacteur. La radiolyse de la vapeur dans le canal fit se former un mélange détonnant d’hydrogène et d’oxygène qui provoqua la première explosion thermique au sein du réacteur.

Il y eut une déviation du flux de neutrons dans le réacteur, l’eau qui avait rempli les canaux libérés des barres absorbantes se mit à bouillir. En 3 ou 5 secondes la puissance du réacteur se vit centuplée. Les éléments combustibles en céramique (en bioxyde d’uranium) à basse conductibilité calorifique furent rapidement détériorés par les énormes tensions thermiques.

On sait que la décomposition de l’eau se produit avec le plus d’efficacité sur les éclats de combustible. Suivit une seconde déflagration du mélange détonnant qui déchira l’enveloppe hermétique du graphite et fit éclater la dalle de béton supérieure (environ 1200 tonnes ; elle se trouve aujourd’hui encore inclinée à 60°). L’air eut ainsi accès au réservoir de graphite. Lorsqu’il brûle dans un milieu d’air, le graphite donne une température allant jusqu’à 3600-3800°C. À cette température les enveloppes de zirconium des éléments combustibles et des tubes de force dans le graphite jouèrent le rôle de bougies d’allumage et de catalyseurs, contribuant au développement ultérieur de l’accident.

Les 1700 canaux actifs du réacteur contenaient 192 tonnes d’uranium (enrichis à 1,8% d’uranium 235). De plus les canaux de maintien contenaient les assemblages de cartouches déjà utilisées qui avaient été déchargées du réacteur.

Sous l’effet de la grande température du graphite en feu, les canaux du combustible se sont mis à fondre (comme les électrodes dans l’arc voltaïque) et le combustible fondu commença à couler en bas et à s’infiltrer dans tous les orifices des câbles électriques.

Le réacteur reposait entièrement sur une dalle de béton de 1 mètre d’épaisseur. En bas, sous le réacteur, on avait construit de puissantes chambres de béton pour la collecte des déchets radioactifs.

Comme le personnel continuait à pomper l’eau dans le réacteur avec les pompes de circulation, l’eau s’infiltra bien sûr dans ces souterrains en béton armé. Un grand risque apparut : si la masse en fusion perçait la dalle de béton sous le réacteur et pénétrait dans ces chambres de béton, il pouvait se créer des conditions favorables à une explosion atomique. Les 28-29 avril 1986 les collaborateurs du département de la physique des réacteurs de l’Institut de l’énergie atomique de l’Académie des sciences de Biélorussie ont fait des calculs qui montrèrent que 1300-1400 kg du mélange uranium+graphite+eau constituaient une masse critique et une explosion atomique d’une puissance de 3 à 5 Mégatonnes pouvait se produire. Une explosion d’une telle puissance pouvait provoquer des radiolésions massives des habitants dans un espace de 300-320 km de rayon (englobant la ville de Minsk) et toute l’Europe pouvait se trouver victime d’une forte contamination radioactive rendant la vie normale impossible.

Je fis un rapport sur les résultats de ces calculs le 3 mai 1986 à une réunion chez le premier secrétaire du C. C., N. Sliounkov. Voici quelle était mon estimation de la situation que j’exposai à cette réunion : la probabilité d’une explosion atomique n’était pas grande car au moment de l’explosion thermique tout le cœur avait été mis en pièces et dispersé non seulement à l’intérieur du réacteur mais sur tout l’espace industriel entourant la centrale.

On me demanda pourquoi je ne garantissais pas à 100% qu’une explosion atomique ne pouvait avoir lieu à Tchernobyl. Je répondis que pour cela il fallait connaître l’état de la plaque de béton sous le réacteur. Si la plaque n’avait aucune brèche, aucune fente ou crevasse et si des fentes n’allaient pas apparaître plus tard, on pouvait affirmer qu’il n’y aurait pas d’explosion atomique.

Il y a une chose que je sais pour sûr : des milliers de wagons de chemin de fer avaient été réunis autour de Minsk, Gomel, Moguilev et les autres villes se trouvant dans un rayon de 300-350 km de la centrale de Tchernobyl pour l’évacuation de la population si une telle nécessité se présentait.

On s’attendait à ce que l’explosion puisse avoir lieu les 8 ou 9 mai 1986. C’est pourquoi toutes les mesures possibles furent prises pour éteindre avant cette date le graphite qui brûlait dans le réacteur. On amena d’urgence à Tchernobyl des dizaines de milliers de mineurs des mines des environs de Moscou et du Donbass pour qu’ils creusent un tunnel sous le réacteur et installent un serpentin de refroidissement pour refroidir la dalle de béton du réacteur et exclure toute possibilité de formation de fentes dans cette plaque. Les mineurs durent travailler dans des conditions infernales (haute température et haut niveau de radiation) pour sauver la plaque de béton de la ruine. Il est impossible de surestimer ce que ces hommes pleins d’abnégation ont fait pour prévenir une éventuelle explosion nucléaire. La plupart de ces jeunes gens sont devenus invalides, nombre d’entre eux sont morts à l’âge de 30-40 ans.

Il est évident que la situation radiologique dans le réacteur était terrifiante. Comme un accident de cette envergure n’avait pas été prévu au moment de l’élaboration du projet, il n’y avait pas à la centrale de Tchernobyl d’appareils dosimétriques capables de mesurer des niveaux de radiation aussi élevés.

C’est pour cette raison qu’on m’amena en hélicoptère de Minsk à Tchernobyl dans la nuit du 1 mai. Dans l’hélicoptère nous avions installé le spectromètre-gamma pour la mesure de doses puissantes que possédait notre Institut et qui devait équiper la centrale atomique « Pamir » dont le réacteur avait une défense biologique incomplète et de forts niveaux d’irradiation.

En survolant le réacteur à l’aube du 1 mai avec l’académicien Legassov, nous réussîmes à mesurer la puissance d’irradiation sur le toit du réacteur qui était de 12 000 - 14 000 R/h (la puissance mortelle pour un homme est de 600 R/h). Pendant le survol du réacteur d’abord à 300 m. d’altitude, puis à 150 m. la puissance de dose à l’intérieur de l’hélicoptère s’était élevée respectivement jusqu’à 100-400 R/h.

Les académiciens Legassov et Guidaspov proposèrent de pomper du gaz carbonique dans les ruines du réacteur (considérant qu’il repousserait l’air), de verser de l’hélicoptère du sable et de la poudre de dolomie sur le graphite en feu, ce qui devait éteindre le graphite.

Dans les premières heures qui suivirent l’accident on avait déversé sur le réacteur en feu plusieurs milliers de tonnes de plomb pour éviter une explosion atomique. Ce plomb s’évapora, s’éleva dans les airs et retomba dans les régions sud de la Biélorussie, ce qui est une des causes du taux élevé de plomb dans le sang des enfants des districts administratifs de Braguine, Khoiniki et Narovlia.

On sait que le 7 mai 1986 l’incendie qui faisait rage dans le bloc 4 de la centrale atomique de Tchernobyl fut éteint. Pourtant il y eut encore plusieurs rejets de gaz radioactifs en provenance du réacteur et le service de radioprotection de notre Institut enregistra une augmentation de 3 à 4 fois de la contamination radioactive dans le district de Narovlia (70 km de la centrale de Tchernobyl).

L’exploit des centaines de milliers de jeunes gens - pompiers, soldats, mineurs¬ « liquidateurs » de ce terrible accident, ne connaît pas son pareil.

Selon l’estimation des physiciens, il y avait dans le réacteur de la centrale de Tchernobyl près de 400 kg de plutonium. On estime que près de 100 kg de plutonium ont été rejetés dans l’environnement au moment de l’incendie (1 microgramme de plutonium est une dose mortelle pour un homme pesant 70 kg).

Mon opinion est que nous avons frisé à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l’Europe serait devenue inhabitable.

Une idée dangereusement fausse fait son chemin en Occident : du moment que les réacteurs de la centrale de Tchernobyl sont arrêtés, il paraît qu’il n’y a plus de risque d’explosion atomique. Or tant que le combustible nucléaire se trouve à l’intérieur du réacteur en ruines, il présente un danger non seulement pour l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie mais pour les populations de l’Europe entière.

Les peuples d’Europe devraient selon moi être infiniment reconnaissants aux centaines de milliers de liquidateurs qui au prix de leur vie sauvèrent l’Europe d’un malheur atomique gravissime.

Selon la déclaration faite en 1996 par la direction de l’association « Union de Tchernobyl », plus de 20 000 hommes de 30 à 40 ans qui avaient participé à la liquidation des conséquences de Tchernobyl étaient morts à cette date.

Dans le rapport national intitulé « Les conséquences de Tchernobyl au Bélarus 17 ans après » (Minsk, 2003) on note une augmentation du nombre des cas de toutes les espèces de cancers (cancers du colon, des poumons, de la vessie, de la thyroïde) supérieure à celle observée chez les habitants des régions non contaminées, et ce d’une valeur statistiquement fiable. On prévoit avant 2030 et rien qu’au Bélarus le développement de 15 000 cas de cancers de la thyroïde induits par la situation radiologique.

Les enfants constituent la partie la plus vulnérable de la population du Belarus. Selon les données officielles du ministère de la Santé du Bélarus, si en 1985 85% des enfants étaient en bonne santé, en 2000 il y en a moins de 20% dans tout le pays et moins de 10% dans le district de Gomel.

Voilà pourquoi il est nécessaire d’organiser d’urgence la protection radiologique des 500 000 enfants qui habitent dans les territoires contaminés du Belarus.

V.N. NESTERENKO , janvier 2005.

Membre-correspondant de l’Académie des sciences du Belarus, Professeur, docteur ès sciences techniques, « Liquidateur » des conséquences de l’accident survenu à la centrale atomique de Tchernobyl en 1986. Vassili Nesterenko est mort le 28 août 2008.

Sources : Revue Artefacte, travail, art, science… société, n° 2, décembre 2011, disponible sur :

http://www.artefacte-asso.com/

Voir sur ce même sujet l’article de Françoise Paul-Lévy, Complément d’une lettre et Aux sauveteurs de Tchernobyl, in Artefacte, n° 2, décembre 2011. Ce texte a également été diffusé sur le site tchernobyl.verites.free.fr. Commentée et accompagnée de schémas, sur le site dissidentmedia.org/infonucleaire.

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