Du rôle central de la monnaie, à la prise en compte de l'incertitude en économie, L'Empire de la valeur, lenouveau livre d'André Orléan, brasse des idées théoriques décisives pour comprendre la crise en cours (lire notre compte-rendu enthousiaste). Pour Mediapart, ce directeur d'études à l'EHESSréagit aux derniers soubresauts de la crise de l'euro.
Que vous inspire le «coup de poker» de Georges Papandréou, qui promet aux Grecs un référendum sur l'aide européenne?
Face aux transformations de très grande ampleur qui sont demandées à la société grecque, l'appel au peuple et à la délibération publique ne saurait être rejeté. On a suffisamment souligné la nature structurelle des problèmes qu'affronte la Grèce, par exemple concernant la place de la religion orthodoxe ou le rapport à l'impôt des classes les plus aisées, pour comprendre que ce qui est demandé à la Grèce touche à la définition même de son être ensemble. Dans ces conditions, si le terme de démocratie veut dire quelque chose, on ne voit pas comment de telles mutations pourraient se faire sans un vaste débat national.
Mais le moment est-il le bon?
On peut certes s'interroger sur le timing. Il me semble que le choix du moment résulte moins d'une stratégie délibérée que d'une situation devenue de plus en plus ingérable.
Le problème est toujours le même, dans cette crise européenne: le temps des marchés, et le temps de la démocratie, ne coïncident pas.
L'appel au référendum met sur le devant de la scène l'écart existant entre le temps de la démocratie et le temps de la finance. Il n'est peut-être pas mauvais de laisser sa place à la délibération collective. Certes, c'est plus lent mais l'ultra-rapidité des marchés ne me semble pas être un exemple à suivre. Ils paient leur rapidité d'une versatilité tout aussi inquiétante.
Certains préféreraient la tenue d'élections générales anticipées, comme en Espagne, plutôt qu'un référendum. Qu'en pensez-vous?
Dans un référendum, on vous pose une seule question, du type «Voulez-vous que la Grèce sorte de l'euro». Cela structure le débat de manière très fermée. C'est, en quelque sorte, cela ou le chaos. Sous cet angle, l'avantage de la tenue d'élections anticipées réside dans le fait que les débats seront plus structurés. Il faut que les Grecs aient la possibilité de passer en revue les différentes stratégies de sortie de crise possibles.
Qu'avez-vous pensé des conclusions du Conseil européen de la semaine dernière, censé «sauver l'euro», et déjà fortement discrédité?
Il faut commencer par dire que l'accord final, à l'heure où nous nous parlons, contient encore beaucoup d'obscurités. En particulier, on ignore comment le Fonds européen de stabilité financière (FESF) sera financé. Les accords avec les banquiers privés (sur la décote de 50% de la dette grecque, ndlr) sont également incertains. Mais la stratégie des dirigeants, sur le fond, reste la même: elle conduit à instaurer des politiques de rigueur dans tous les pays d'Europe, et donc à tuer la croissance.
Quant au FESF, c'est toujours la même difficulté: il faut trouver des ressources nouvelles. Je ne vois pas pourquoi les Chinois iraient acheter de la dette européenne.
Sauf si l'on offre en échange de solides garanties à ces Chinois...
En effet, mais il faudra alors en juger lorsque ces garanties seront connues. Il est clair qu'une intervention forte de la part de la Chine, associée à des garanties exigeantes, modifierait en profondeur la nature des équilibres entre les zones économiques de la mondialisation.
«Dé-financiariser l'économie»
Que vous inspirent les échanges franco-allemands sur la Banque centrale européenne (BCE)? Faudra-t-il modifier les traités de la BCE, pour sortir de la crise?
Oui, à terme, il faudra modifier les traités. La BCE doit continuer à racheter de la dette des Etats. Elle est la seule arme sérieuse dont disposent les Européens aujourd'hui. C'est le seul instrument de taille suffisante pour faire face aux marchés. On en revient toujours là.
Mais les Allemands bloquent: ils veulent une BCE indépendante...
Leur approche de la monnaie est effectivement un obstacle majeur pour gérer les difficultés liées aux dettes souveraines. De même que la BCE intervient pour fournir de la liquidité aux banques solvables qui en ont besoin, elle doit pouvoir faire de même avec les Etats solvables. C'est une nécessité.
La crise vient du fait que la puissance dominante en Europe, l'Allemagne, refuse les responsabilités monétaires que ses excédents économiques lui imposent. L'idée d'un destin commun aux nations européennes ne saurait se réduire au contrôle des budgets nationaux. En cela, l'Europe souffre d'une construction fortement marquée par le néolibéralisme, pour qui le bien-être collectif est essentiellement du ressort des marchés.
Que pensez-vous de l'arrivée de Mario Draghi à la tête de la BCE?
Sa nationalité italienne a laissé longtemps sceptique l'opinion allemande, prompte à mépriser les pays du «Club Med». Un des risques est de voir en retour Mario Draghi en rajouter dans le conservatisme monétaire pour asseoir sa crédibilité.
On entend dire, par exemple, qu'il pourrait ne pas baisser le taux directeur actuellement à 1,5%, comme il conviendrait pourtant de le faire pour soutenir l'activité, parce qu'il passerait dans ce cas pour une «colombe» en matière de politique monétaire. Ce débat montre à quel point l'actuelle construction monétaire est insatisfaisante. Elle peut conduire la BCE à rechercher de la crédibilité à tous prix, y compris en ne prenant pas les mesures nécessaires.
Une politique monétaire orchestrée par la BCE suffit-elle?
Non. Ce n'est de toute façon pas le cœur du problème. Au-delà de l'urgence de la gestion de la dette, il faut «dé-financiariser» l'économie. Regardez les États-Unis ou la Grande-Bretagne: ces pays appliquent une politique monétaire très active, rachetant massivement de la dette publique, mais pour autant cela n'a pas permis jusqu'à maintenant un retour de la croissance. L'assouplissement monétaire ne suffit absolument pas. Il faut des réformes de fond.
On en revient à votre idée de «re-segmenter» la finance?
Oui. Il faut impérativement revenir sur la financiarisation de l'économie. Il ne s'agit pas simplement de réguler la concurrence financière. Il faut désintoxiquer en profondeur l'économie de son addiction aux profits spéculatifs.
Parmi une série de mesures, déjà énoncées dans Le Manifeste des économistes atterrés, un démantèlement des conglomérats bancaires s'impose. Ces établissements présentent de tels risques pour nos économies nationales qu'il ne faut plus les autoriser à exister. C'est le principe du «Too big to exist» («Trop gros pour exister», en référence au «Too big to fail» en vigueur dans le système financier, l'idée qu'une banque est trop grosse pour que l'Etat se permette de ne pas voler à son secours en cas de difficultés, ndlr).
Et ce n'est pas tout, car l'urgence écologique n'est pas moins grande, et suppose de réorienter la croissance.
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