dimanche 20 novembre 2011

Austérisons-nous ? : l’austérité, les hedge funds, les Indignés américains, et le bordel ambiant




Qu’est-ce qui est arrivé à Papandréou ?

Il a stupéfié le monde – le monde financier surtout – en annonçant qu’il organiserait un référendum sur le dernier accord négocié avec les dirigeants européens et les banquiers.
On se dit : Papandréou en a marre d’être l’agent de la destruction économique de son pays au service des banquiers. Il en a marre de l’impopularité que lui vaut le rôle qu’il est obligé de jouer. Quelques-uns – des naïfs – ont pu se féliciter de voir un Premier ministre européen se la jouer démocrate en consultant – pour une fois – les citoyens. Ça pourrait faire contagion : une bonne chose pour certains, une très mauvaise pour d’autres. Selon toute probabilité, Papandréou n’en a rien à faire de l’opinion des citoyens grecs.


On a pu dire également que c’était un coup de génie : harcelé par les conservateurs, en organisant un référendum qu’il était pratiquement sûr de perdre, il remettait la patate chaude auxdits conservateurs, contraints de montrer comment ils feraient mieux.

En fait, la probabilité est qu’il a fait un coup d’éclat pour contraindre ses interlocuteurs à négocier un point particulièrement délicat. En effet, Charles Dallara, qui négociait au nom des banquiers, obtint une remise de 50 % de la dette publique grecque détenue par les banques. Le problème, c’est que lesdites banques ont immédiatement tenté de réduire les effets néfastes (pour elles) de cette réduction de dette et de réduire leurs pertes en jouant sur les taux d’intérêt et les délais de paiement, afin de perdre beaucoup moins que les 50 % convenus – et la Grèce se retrouverait avec beaucoup moins de 50 % de remise. 

Plus les Grecs serrent leur ceinture, plus leur économie s’effondre.

Il faut savoir que les dettes se négocient comme n’importe quel produit financier, et que détenir une dette peut rapporter gros. Un banquier qui prête de l’argent peut vendre cette dette à un tiers. Le problème est simplement de savoir quelles garanties se trouvent derrière cette dette. Si des États ou des institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale se portent garants, ou encore la Communauté européenne, ça va.
C’est comme si le citoyen Lambda empruntait de l’argent à sa banque, appelons-la le Crédit général ; la banque en question revend la dette à une autre banque, ou à n’importe quelle institution, disons la Société béthunoise d’investissement. Cette dette peut passer de mains en mains, et l’emprunteur peut devoir de l’argent à une banque dont il n’a jamais entendu parler.

Dans ce traficotage de dettes se trouve une trouvaille qui démontre l’extraordinaire inventivité humaine, ce qu’on appelle les hedge funds.

Qu’est-ce donc que cela ?

Les hedge funds sont des fonds d’investissement qui, en théorie, se livrent à des placements de protection contre les fluctuations des marchés, mais qui en réalité se livrent à des placements particulièrement risqués. En plus, ces fonds d’investissement, qui ne sont pas destinés au « grand public 1 », ne sont pratiquement pas réglementés. Ce qui fait qu’ils sont lucratifs à un point qu’on ne peut pas imaginer. c’est ainsi que Ben Stein, l’auteur d’une rubrique du New York Times, fit remarquer que le fondateur d’une société, la sac Capital, avait touché 40 % d’intérêt annuel : « Une quantité de dirigeants sorciers gagnent régulièrement plus de 40 % par an pour leurs hedge funds. Oui, je sais que cela va à l’encontre de toute théorie de l’investissement et des marchés – ou presque. Je sais qu’une telle chose devrait être impossible. Mais, dit-on, des magiciens comme Steven A. Cohen, fondateur de sac capital à Stanford, Connecticut, peuvent régulièrement gagner 40 % par an – parfois plus – sur leur capital 2. » Les hedge funds spéculent sur l’évolution des marchés, sont opaques et implantés dans les paradis fiscaux. La hauteur des intérêts espérés incite les gérants de ces fonds à prendre de très grands risques. la croissance des ces fonds a été très importante : environ 10 000 d’entre eux gèrent 1 400 milliards de dollars d’actifs et leur croissance a été de 700 % entre 1995 et 2008. Ils représentent une part importante des transactions qui sont effectuées aujourd’hui : ce sont de grandes institutions financières employant un nombreux personnel. Leur énorme rentabilité les encourage à intervenir à tout moment, quitte à déstabiliser les marchés.

C’est dire que les accords passes avec la Grèce n’arrangent pas les actionnaires des fonds spéculatifs d’une façon générale. D’autant que si on demande aux banques et aux hedge funds d’abandonner une partie de l’argent qui, selon eux, leur est dû, les institutions internationales – Banque mondiale, Banque centrale européenne – qui détiennent un tiers des 350 milliards d’euros de la dette grecque, entendent, elles, se voir rembourser pleinement leur argent.

Qu’en est-il des banques grecques et des fonds de pension grecs, qui détiennent eux-mêmes environ 60 millions d’euros de la dette ? Ces institutions financières autochtones devront-elles également s’asseoir sur 50 % de cette dette ? Si une exception n’est pas faite pour elles, leur capital sera lessivé.

Une hypothèse : le coup d’éclat de Papandréou peut bien avoir été un coup de poker pour négocier les termes de la dette grecque détenue par les banques grecques. Ce qui est une autre manière de dire que les contribuables grecs paieront 100 % de la dette de leur pays aux banques grecques. Le message implicite de Papandréou aux dirigeants européens a clairement été celui-ci : si vous poussez le bouchon trop loin, nous aurons moins à perdre à nous déclarer en cessation de paiement.

En somme : « Si vous voulez que les Grecs se serrent la ceinture, vous ne devez pas contourner les accords et échapper aux termes des accords conclus. » Les tentatives des banques d’échapper à la contrainte de céder 50 % de leurs créances, par l’intermédiaire de moyens détournés, constitueraient à ce titre un véritable vol. Les sondages montrent que si 59 % des Grecs désapprouvent les termes du dernier accord, 72 % veulent rester dans la zone euro.

Tout ce bazar commença peut-être le 13 mai 1996 sous le président Clinton. Il avait besoin d’argent pour se faire réélire. Il cherchait des bailleurs de fonds. Lesquels étaient, évidemment, très riches. Il fallait donc également leur accorder des concessions.
Or, après la crise de 1929, les autorités américaines avaient interdit la confusion entre banques de dépôt et banques d’affaires. Lorsqu’une banque de dépôt fait faillite – et dans ce cas elles sont rarement seules à le faire – l’État (c’est-à-dire les contribuables) doit renflouer ses caisses pour éviter la ruine de nombreux déposants. Cette réglementation (la loi Glass-Steagall) avait été signée par le président Roosevelt en 1933 et elle était toujours en vigueur lorsque Bill Clinton fit savoir qu’il avait besoin de sous. Évidemment, cette réglementation contraignante déplaisait aux banquiers de dépôt, qui se voyaient empêchés d’accéder au secteur juteux de l’assurance et des affaires. La loi fut abolie en 1999 et donna le signal de départ d’une véritable orgie spéculative dans les années 2000, avec une sophistication accrue des produits financiers qui aboutit à un krach économique en septembre 2008.

Il est vrai que Robert Rubin, le ministre des Finances de Clinton de 1995 à 1999, avait dirigé Goldman Sachs, dont on entendra parler quelques années plus tard…

Lors du krach de 2008, se trouvait à la tête du Trésor américain un certain Henry Paulson, nommé par Bush en 2006 et ancien président de Goldman Sachs… Paulson laissa s’effondrer deux concurrents de Goldman Sachs – Bear Stearns et Merryl Lynch – avant de renflouer l’assureur AIG (American International Group) dont la faillite aurait chagriné son plus gros financier : Goldman Sachs.

Mais, au fond, tout ce bazar n’a peut-être pas commencé le 13 mai 1996. Peut-être a-t-il commencé le 20 janvier 1981 avec l’élection de Ronald Reagan. Son programme : couper les fonds des programmes sociaux ; réduire les impôts des riches afin que la population aisée puisse économiser pour investir dans les secteurs productifs. Ces diminutions de recettes fiscales devaient être compensées par la suppression des programmes sociaux improductifs. En gros, ce sont les pauvres qui paient les impôts des riches pour que ces derniers puissent augmenter leurs profits.

Il y a une théorie économique que les riches aiment beaucoup, c’est la théorie de la production marginale. Elle permet d’expliquer (croit-on) que c’est normal que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres.

« Cette théorie associe les hauts revenus avec la forte productivité et une plus forte contribution à la société. Elle a toujours été chérie par les riches. Les preuves de sa validité, cependant, restent faibles. Les dirigeants des multinationales qui ont contribué à provoquer la récession des trois dernières années – dont la contribution à notre société et à leurs propres compagnies, a été massivement négative – continuèrent de recevoir des primes importantes. Dans certains cas, les compagnies étaient si embarrassées d’appeler ces récompenses des « primes de performance » qu’elles se sentirent contraintes de changer le nom en « primes de maintien » (même si la seule chose qui a été maintenue fut la mauvaise performance) 3. »

L’idée selon laquelle plus les riches sont riches, plus ils contribuent à la société (par l’accroissement de l’investissement productif ou par la philanthropie) est fortement ancrée dans l’idéologie libérale, mais totalement démentie par les faits. Cette politique se traduisit par un échec complet. En effet, la population aisée qui bénéficia des réductions d’impôts ne plaça pas du tout les économies ainsi réalisées dans des investissements productifs : elle accrut sa propre consommation de luxe, fit des placements spéculatifs ou acheta des bons du trésor qui avaient été émis pour éponger le déficit fédéral. Les réductions d’impôt ôtèrent à l’État des recettes importantes, mais les dépenses, malgré les suppressions dans les crédits sociaux, s’alourdirent d’un budget militaire énorme. Le déficit budgétaire américain atteignit ainsi un niveau colossal.

En coulisse, des forces obscures, comme on dit, manœuvraient sournoisement. Reagan ne portait pas dans son cœur les milieux financiers de l’Est. C’est que le capitalisme américain n’est pas un bloc homogène. Il est parcouru de tendances aux intérêts souvent opposés qui se livrent une guerre acharnée pour la suprématie. La guerre que se livrent au sein du système bancaire américain les différents types d’institutions financières est caractéristique de ce phénomène.

Les institutions financières aux États-Unis sont très fragmentées. Cependant, l’innovation technique, l’informatisation des réseaux, les progrès du traitement des données contribuent à évincer les petites firmes.

Parallèlement au secteur bancaire traditionnel se développa un nouveau type de chaînes de banques sur le modèle des supermarchés, qui comportent des services commerciaux, d’assurances, d’immobilier et des services financiers visant à intégrer la commercialisation de masse de produits de consommation dans le gestion d’un ensemble de services financiers extrêmement variés.

Une de ces sociétés, Sears Roebuck, deuxième entreprise financière de ce type et première entreprise de vente au détail des États-Unis, avec 977 magasins dont 127 à l’étranger, 23 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 1980, a délivré 25 millions de cartes de crédit. C’était une véritable guerre que ce type de société livrait aux banques traditionnelles.

On a vu que les réductions d’impôts aux classes aisées n’avaient pas provoqué du ruée aussi patriotique qu’enthousiaste vers les investissements productifs, mais au contraire une orgie parfaitement égoïste de consommation. Justement, ce furent ces nouveaux supermarchés du fric qui profitèrent de la ruée : ces supply-siders, comme on les appelle, virent les comptes de leurs clients gonfler considérablement.

Or, par un curieux hasard, le président du plus important supermarché du fric du pays, la société Merril-Lynch – dont on a parlé ci-dessus –, fut nommé par Ronald Reagan secrétaire au Trésor, c’est-à-dire ministre des Finances : il s’appelle Donald Regan (ne pas confondre avec Ronald Reagan). On comprend aisément que ce Donald Regan se soit fait un fervent partisan de la réduction des impôts, ce qui est tout de même un comble pour un ministre des Finances…

Mais les grandes banques traditionnelles allaient réagir. Pour faire baisser l’inflation, pour réduire le rythme de la hausse des prix, il fallait ralentir la planche à billets, surveiller strictement le rythme d’accroissement de la masse monétaire, c’est-à-dire, en résumé, déclencher une récession pour refroidir l’économie en surchauffe.

La conversion à cette politique de Monsieur Volker, président de la Federal Reserve Board (la banque centrale), va donner un poids accru à la politique des grandes banques de l’Est. Or, cette politique, qu’on appelle « monétariste », est celle-là même qu’avait préconisée Reagan et qui n’avait pas été mise en pratique. En somme, ce sont les gens qui veulent tirer dans les pattes du président qui vont tenter de faire appliquer sa politique. À peine élu, donc, Reagan doit faire face à une crise, fin 1981, avec 3,4 millions de chômeurs supplémentaires. À cela s’ajoute un nouvel élément : le Mexique annonce, en août 1982, qu’à la suite de l’effondrement du cours du pétrole, il ne peut plus honorer sa dette extérieure si on ne l’aide pas. Un peu comme la Grèce aujourd’hui.

Il reste que dans la propagande néolibérale, l’idée qu’il faut réduire les impôts des riches pour leur permettre d’investir s’ancre profondément, malgré l’échec retentissant de cette politique. Les riches n’investiront pas, ils dépenseront leur argent et le placeront dans des opérations spéculatives dont ils attendront des rentabilités parfaitement irréalistes.
On aura compris qu’il n’y a pas vraiment de début, à ce bazar. C’est dire encore qu’imaginer une possible réforme du système est parfaitement illusoire. C’est le capitalisme lui-même qui est la crise.

Le capitalisme américain a imaginé un système aussi simple qu’efficace pour freiner toute initiative qui ne convient pas au monde des affaires : le président de la banque centrale (Federal Reserve Board) n’est pas nommé par le président des États-Unis en exercice mais par le président sortant. Or, c’est le patron de la banque centrale, inamovible et incontrôlable, qui définit de fait la politique économique en jouant sur les taux d’intérêt. Il a la possibilité de faire appliquer, sans aucun contrôle de la part des instances politiques, une politique monétaire totalement antagonique avec celle du président en exercice. Autrement dit, le vrai patron, ce n’est pas le président en exercice, c’est la président de la réserve fédérale, c’est-à-dire un homme qui est systématiquement lié au monde des affaires.

Dans les autres pays développés, le monde des affaires est également très sourcilleux de ce que fait le pouvoir politique. Ce qui change, ce sont simplement les méthodes. L’actuel président français a au moins eu le mérite de mettre très clairement les points sur les « i » après son élection en étalant ostensiblement sa proximité avec les représentants du pouvoir économique.

Pour infléchir les orientations des politiques, les institutions comme le Federal Reserve Board sont aujourd’hui efficacement complétées par les agences de notation, dont on parle beaucoup en ce moment.

Une agence de notation est un organisme qui se spécialise dans l’analyse du risque de défaut de paiement d’un emprunteur. Ce n’est pas, comme on le croit en général, un organisme chargé de mesurer la « santé économique » d’un pays. La seule chose qui intéresse ces agences est de savoir si les prêteurs ont une chance d’être payés. Ainsi, de manière paradoxale, les États-Unis sont un pays dont la santé économique est catastrophique : il fait partie du « Club des 100 % », c’est-à-dire des pays dont la dette dépasse 100 % de la richesse qu’ils produisent en un an. Leur endettement s’élève à 14 580 milliards de dollars tandis que leur PIB a été en 2010 de 14 526 milliards. Pourtant, les États-Unis continuent de se voir attribuer la meilleure note possible, AAA.
On se demande pourquoi 4.

Les agences de notation donnent périodiquement des « notes » qui indiquent la capacité d’un emprunteur à faire face à échéance aux remboursements en intérêt et capital d’une dette contractée. Les notes peuvent s’appliquer à un État, une collectivité locale, une banque, une compagnie d’assurance ou une société industrielle.

Et ce n’est pas par masochisme que les emprunteurs demandent à être notés par une agence : d’abord il est rare qu’un emprunteur parte avec l’idée établie de ne pas rembourser ; mais surtout une notation élevée élargit les possibilités d’intéresser des investisseurs éventuels, et elle a un impact sur le coût des financements.

Les principales agences de notation sont en France la Coface (Compagnie Française d’Assurance pour le Commerce Extérieur). Sinon, trois agences de notation raflent plus de 80 % du marché mondial : Standards & Poor’s 5, Moody’s Investor Service et Fitch Rating.

À suivre au prochain numéro.

Eric Vilain

1. Les combines profitables, les capitalistes se les gardent, vous pensez bien. À l’inverse, les investissements merdiques, ils les font payer par l’épargnant moyen. Tel fut le cas du tunnel sous la manche. Investissement nécessaire, comme tout investissement d’infrastructure important, mais coûteux et pas rentable. Avec la complicité parfaitement consciente des pouvoirs publics, un battage médiatique fantastique fut organisé pour attirer le chaland. Une foule de petits épargnants se transforma en gogos sans se demander pourquoi, si l’affaire était si juteuse, les gros capitalistes ne s’étaient pas précipités eux-mêmes sur l’affaire. Aucun petit actionnaire n’a jamais gagné un centime sur le tunnel sous la manche.
2. Ben Stein, « Pledging Allegiance to the United States of Hedge Funds », New York Times, 28 octobre 2007.
3. Joseph E. Stiglitz, « Inequality of the 1 %, by the 1 %, for the 1 % », Vanity Fair, mai 2011http://www.vanityfair.com/society/features/2011/05/top-one-percent-201105
4. Les autres camarades de club des États-Unis sont : la Belgique, l’Islande, l’Italie, le Portugal, l’Irlande, la Grèce et le Japon. Le Japon est même le seul membre du Club des 200 %.
5. Le 11 novembre au matin on apprend que cette agence de notation avait dégradé la note française « par erreur ».

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