C’est le nouveau combat de Nicolas Sarkozy. Depuis quelques mois, l’administration épluche les dossiers de retraite des travailleurs venus d’Afrique du Nord et, sous prétexte de fraude, supprime leurs aides sociales.
"Comment va mon papa ?" Nous marchons entre les boutiques de tissus du marché de Casablanca, au Maroc, quand la question fuse, timide, angoissée. La jeune femme, foulard sur les cheveux, s'arrête, ôte ses lunettes et nous fixe en attendant une réponse. "Pour être franche, pas très bien..." Son "papa", Ousmane H.1, nous l'avons vu la veille à Paris, au Café social du quartier de Belleville, un lieu associatif où ceux qu'on appelle les "chibanis" (mot arabe qui désigne les "vieux aux cheveux blancs") viennent prendre un café, jouer aux dominos ou s'inscrire à des sorties.
Ces migrants algériens, marocains ou maliens à la retraite sont 100 000 en France. Ousmane H. grimaçait de douleur sur sa chaise à cause d'une sévère infection au rein et d'un kyste intestinal. Mais il ne comptait pas se rendre chez le médecin. Il manque d'argent et préfère économiser pour mieux se nourrir. Ce jour-là, il avait reçu un courrier du directeur du foyer social où il loue une chambre, dans le IIe arrondissement. Comme il n'a pas pu payer son loyer depuis cinq mois, le directeur lui demande de trouver au plus vite une solution.
Ousmane H. s'est installé en France en 1978. Pendant trente ans, il a cousu des vêtements à la chaîne dans des ateliers de confection. S'il se retrouve les poches vides à 67 ans, c'est que l'administration l'a accusé d'avoir fraudé et lui a supprimé en début d'année les trois quarts de sa retraite. Avec la nouvelle politique du gouvernement Fillon, qui a déclaré ouverte la chasse au fraudeur social, des chibanis de plus en plus nombreux vont vivre le même sort en France. La plupart d'entre eux, comme Ousmane H., n'ont pas fraudé, ils ont simplement mal géré leur dossier.
65 ans, 742 euros par mois
Ousmane H. représente l'archétype du retraité pauvre : cumulant quelques mois de chômage et plusieurs trimestres non déclarés par ses employeurs, il se retrouve à 65 ans avec une pension de 161 euros par mois... Pour compléter son revenu, il a eu droit à 33 euros de majoration pour trois de ses six enfants à charge et à l'allocation de solidarité aux personnes âgées (l'Aspa, qui remplace les anciennes prestations liées au minimum vieillesse). Total : 742 euros. Cette somme composant sa retraite, Ousmane entendait la partager avec sa famille restée au Maroc, comme il le faisait jadis avec son salaire.
Mais pour toucher les 742 euros du minimum vieillesse, il faut résider au moins six mois et un jour par an en France. A ne pas confondre avec les allocations logement, les APL, pour lesquelles il faut y résider huit mois. Ousmane H. ne sait ni lire ni écrire. Il affirme que personne ne lui a jamais expliqué ces règles de résidence. En 2009-2010, sa première année de retraite, il passe dix mois sur douze avec sa famille au Maroc : sa femme, gravement malade du coeur, a besoin de lui. Lorsqu'il revient au foyer parisien en mars 2011, il y trouve un courrier le convoquant à la Cnav, la Caisse nationale d'assurance vieillesse.
"Fraudeur". C'est écrit noir sur blanc dans un courrier reçu en juin dernier, qui précise qu'Ousmane H. s'est "rendu coupable de manoeuvres frauduleuses" et qu'il doit rendre à l'Etat un an et demi de minimum vieillesse et allocation logement indûment perçus. Le calcul a été fait : 27 000 euros, plus une amende de 400 euros. En sa qualité de "fraudeur", il n'a même plus droit à la somme à caractère alimentaire, en théorie insaisissable. Ses ressources dégringolent d'un coup à 300 euros par mois puis à zéro, sa dette étant directement prélevée sur ce qui lui reste de retraite. Seule une aide d'urgence de la Ville de Paris lui permet de survivre avec 350 euros par mois. Voilà pourquoi une visite à 25 euros chez un médecin lui paraît une montagne. Et plus question d'aider sa femme : il ne peut plus envoyer le moindre argent au Maroc, comme il le faisait depuis toujours pour nourrir sa famille.
A Casablanca, dans le salon familial, le moral est au plus bas. La femme du chibani s'affaiblit de jour en jour. Pâle, maigre, Fadila se déplace lentement entre les fauteuils pour aller chercher son sac de médicaments. Elle sort les sept boîtes de son traitement pour le coeur, presque toutes vides.
Son mari a donc passé presque toute sa première année de retraite à s'occuper d'elle ici, à Casablanca, avant de prendre soin de sa santé à lui, qui commençait à se dégrader. Ce sont ces dix mois passés au Maroc que lui reproche l'administration française. A-t-il vraiment fraudé en connaissance de cause ? Lui jure que non. Des livrets informant de la règle de résidence existent en plusieurs langues, mais comment les lire lorsque, comme beaucoup de chibanis, on est analphabète ? Ousmane H. affirme que personne, au guichet des administrations, ne lui a expliqué le règlement.
"Rien ne laisse penser qu'il y ait eu volonté de fraude"
Son assistante sociale parisienne, Chloé M., en est convaincue elle aussi :"Pour frauder, il faut qu'il y ait une intention. Rien, dans le dossier de ce monsieur, ne laisse penser qu'il y ait eu volonté de fraude. Ce n'est pas un dossier facile à défendre car il a passé beaucoup de temps au Maroc, mais regardez-le : il est malade, sa femme aussi, à aucun moment il n'a voulu tricher. Maintenant, à cause de cette étiquette, il est en train de se précariser à toute allure..." A la Caisse d'allocations familiales, un fonctionnaire nous dit :
"Moi, j'ai envie de dire à ce monsieur : il ne fallait pas tricher." Dans son bureau de l'Assemblée nationale, le député UMP Dominique Tian défend la sanction. On lui explique tous les détails du dossier du chibani : la maladie de sa femme, qui l'a obligé à rester au Maroc, le fait qu'il soit analphabète et n'ait pas su bien déchiffrer ses obligations. "Ecoutez, c'est facile de dire 'oh, je ne savais pas, je ne sais pas lire' : il faut se renseigner", répond le député. Dominique Tian est l'un de ces élus de la Droite populaire, ce courant de l'UMP aux idéaux proches de ceux du Front national. C'est un grand Marseillais de 52 ans, sourire cordial, photogénique, blondeur à la Brice Hortefeux, costume décontracté. Au mur de son bureau, un poster de la baie de Marseille ; autour de lui, de lourds dossiers, tous consacrés à un sujet unique : la fraude sociale, son combat.
"Mon job de député, c'est de faire remonter les inquiétudes du bar du coin", se justifie-t-il. Autrement dit les plaintes qu'il entend sourdre des quartiers populaires de Marseille, là où des petits retraités français, inquiets pour leur argent, lui ont tenu ce discours :
L'accusation fait référence à une affaire de 2007 : l'administration française avait repéré des fraudeurs à la retraite dans la région des Aurès, des retraités binationaux rentrés en Algérie et devenus centenaires. En vérité, ils étaient décédés mais leurs familles avaient caché leur mort pour continuer à encaisser leur retraite. A l'époque, cette fraude concernait huit personnes sur cent onze pensionnés.
"Au pire, ils ont commis une erreur, pas une faute lourde"
Antoine Math, un économiste de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), géré par les grands syndicats français, met en garde : "Le 'centenaire algérien' existe mais statistiquement, ce n'est rien. En France, l'essentiel de la fraude concerne la fraude fiscale et le travail au noir, pas celle du petit retraité algérien ! Je suis pour la lutte contre toutes les fraudes mais il convient de faire attention à la situation particulière du chibani qui n'a pas respecté les durées de résidence. La plupart ont, au pire, commis une erreur, pas une faute lourde, pas une fraude."
Pour l'"attention au chibani", c'est trop tard. Les huit centenaires algériens découverts en 2007 ont nourri la paranoïa. En France, la chasse au fraudeur, particulièrement le chibani, a démarré. En 2008, dans la banlieue pauvre d'Argenteuil, un commando de contrôleurs des affaires sociales (de la CAF) débarque dans un foyer de travailleurs immigrés. Ils entrent dans les chambres des locataires à la retraite et contrôlent leurs passeports pour savoir s'ils n'ont pas séjourné trop longtemps dans leur pays. Protestation immédiate de la Halde, la Haute autorité de lutte contre les discriminations (dont les missions ont été, depuis le 1er mai 2011, transférées au Défenseur des droits) : ce contrôle est discriminatoire et surtout illégal.
"Oh la Halde, elle dit ce qu'elle veut, soupire Dominique Tian. Toutes ces autorités indépendantes, elles sont gentilles mais tellement indépendantes qu'elles sont coupées de la réalité..." - "La Halde rappelle juste que le ciblage par nationalité est illégal." - "Mais il n'y a pas de ciblage par nationalité ! C'est interdit." - "Vous le regrettez ?" - "Oui, on devrait pouvoir s'intéresser à tel ou tel type de population si on a le sentiment qu'il y a fraude. Il ne s'agit pas d'acharnement, c'est fondé sur des faits réels, connus de tous mais dont personne ne veut parler. Donc oui, je suis pour les statistiques ethniques par exemple. Mais en France on a des lois stupides qui interdisent de stigmatiser ou de dire la vérité sur tel ou tel... Regardez Eric Zemmour... Alors je ne dirai que ce que la loi m'autorise à dire, je suis condamné au silence."
Condamné au silence mais pas à l'inaction. En novembre 2010, Dominique Tian fait voter à l'Assemblée nationale un obscur amendement autorisant l'administration à demander le seul passeport comme pièce d'identité. Le résultat ne se fait pas attendre. Cette année, à Nice, les impôts ont exigé des chibanis qui venaient chercher leur avis de non-imposition (un document essentiel pour percevoir les aides au logement) qu'ils fournissent leur passeport. Les fonctionnaires ont alors regardé les visas, calculé le temps passé par chaque chibani en France ou à l'étranger et, comme la loi les y autorise, ont signalé les infractions aux caisses sociales. Celles-ci ont pu supprimer une soixantaine de prestations sociales. La même chose est arrivée à une cinquantaine de chibanis de la région de Toulouse, où les foyers d'immigrés sont régulièrement contrôlés collectivement, contrairement aux recommandations de l'ancienne Halde. En région parisienne, des dizaines de chibanis ont vu eux aussi leurs allocations logement et de minimum vieillesse supprimées.
Comme le dit Dominique Tian : "Il fallait se renseigner." La loi est équitable : celui qui ne respecte pas la règle de résidence perdra son minimum vieillesse. Que le chibani ait agi comme fraudeur volontaire ou par ignorance, peu importe. D'autant que cet automne, on a pu découvrir les véritables intentions de la Droite populaire sur la question du chibani. Le 25 octobre, un de ses députés, Philippe Meunier, a rédigé un amendement signé par soixante-sept autres députés, proposant que le minimum vieillesse soit réservé au seul retraité "français, ou ayant combattu pour la France". Cet amendement n'a pas été voté.
Ultime démarche
Après six mois sans retraite et sans aides sociales, Ousmane H. a tenté une ultime démarche. Il a présenté un dossier complet en juin 2011 pour demander à toucher à nouveau son minimum vieillesse et est allé lui-même le porter au guichet de l'assurance vieillesse. Il s'étrangle en nous racontant la scène :
Nous avons contacté la responsable de la lutte contre la fraude de l'assurance vieillesse, Brigitte Langlois-Meurinne. Son bureau est au siège de la Cnav, à Paris, dans le XIXe arrondissement. "Il s'agit de la dérive individuelle d'une salariée, nous assure-t-elle. Notre caisse a avant tout une vocation sociale, mais on ne peut pas mettre un surveillant derrière chaque agent."
Nous avons joint la Caisse d'allocations familiales. Le cas d'Ousmane H., qui se défend d'être un fraudeur, peut-il être réexaminé ? "En effet, dans le cas dont vous parlez, il ne semble pas qu'il y ait fraude. J'imagine que l'on a considéré la durée de son absence de France comme une fraude... Maintenant, si ce monsieur a de nouveaux éléments, nous pouvons les examiner."
Chloé M., l'assistante sociale d'Ousmane H., reprend l'ouvrage et transmet à l'administration de nouvelles pièces : le dossier médical complet du couple, qui justifie la longue présence du mari auprès de sa femme au Maroc. Quelques jours plus tard, Ousmane H. reçoit un nouveau courrier. La Caisse d'assurance vieillesse lui annonce qu'elle rétablit le versement des 742 euros de son minimum vieillesse. Le chibani remplit à nouveau les fameuses conditions de résidence puisque, n'ayant plus les moyens d'un voyage au Maroc, il vit en France désormais plus de six mois par an. Si son allocation retrouvée arrive à temps, on ne l'expulsera pas de son foyer. Sa famille, également menacée d'expulsion en décembre, conservera peut-être son appartement de Casablanca. Mais l'ardoise du chibani "fraudeur" n'est pas pour autant effacée. Ousmane H. doit toujours rembourser les 27 000 euros d'allocations qu'il a touchés alors qu'il résidait davantage au Maroc qu'en France.
Ce mois-ci, le député socialiste Daniel Vaillant va adresser une question écrite au gouvernement. Il demandera que le chibani qui a dépassé le délai de séjour dans son pays puisse recevoir d'abord un avertissement et non directement une coupure brutale des vivres, comme c'est le cas aujourd'hui. Ousmane H., grand fan de foot et de l'équipe de France en particulier, commente : "C'est pour qu'on ait droit à la faute et qu'on ne passe pas directement au carton rouge et à l'expulsion."
Christine Moncla
*Le prénom a été changé
Ces migrants algériens, marocains ou maliens à la retraite sont 100 000 en France. Ousmane H. grimaçait de douleur sur sa chaise à cause d'une sévère infection au rein et d'un kyste intestinal. Mais il ne comptait pas se rendre chez le médecin. Il manque d'argent et préfère économiser pour mieux se nourrir. Ce jour-là, il avait reçu un courrier du directeur du foyer social où il loue une chambre, dans le IIe arrondissement. Comme il n'a pas pu payer son loyer depuis cinq mois, le directeur lui demande de trouver au plus vite une solution.
Ousmane H. s'est installé en France en 1978. Pendant trente ans, il a cousu des vêtements à la chaîne dans des ateliers de confection. S'il se retrouve les poches vides à 67 ans, c'est que l'administration l'a accusé d'avoir fraudé et lui a supprimé en début d'année les trois quarts de sa retraite. Avec la nouvelle politique du gouvernement Fillon, qui a déclaré ouverte la chasse au fraudeur social, des chibanis de plus en plus nombreux vont vivre le même sort en France. La plupart d'entre eux, comme Ousmane H., n'ont pas fraudé, ils ont simplement mal géré leur dossier.
65 ans, 742 euros par mois
Ousmane H. représente l'archétype du retraité pauvre : cumulant quelques mois de chômage et plusieurs trimestres non déclarés par ses employeurs, il se retrouve à 65 ans avec une pension de 161 euros par mois... Pour compléter son revenu, il a eu droit à 33 euros de majoration pour trois de ses six enfants à charge et à l'allocation de solidarité aux personnes âgées (l'Aspa, qui remplace les anciennes prestations liées au minimum vieillesse). Total : 742 euros. Cette somme composant sa retraite, Ousmane entendait la partager avec sa famille restée au Maroc, comme il le faisait jadis avec son salaire.
Mais pour toucher les 742 euros du minimum vieillesse, il faut résider au moins six mois et un jour par an en France. A ne pas confondre avec les allocations logement, les APL, pour lesquelles il faut y résider huit mois. Ousmane H. ne sait ni lire ni écrire. Il affirme que personne ne lui a jamais expliqué ces règles de résidence. En 2009-2010, sa première année de retraite, il passe dix mois sur douze avec sa famille au Maroc : sa femme, gravement malade du coeur, a besoin de lui. Lorsqu'il revient au foyer parisien en mars 2011, il y trouve un courrier le convoquant à la Cnav, la Caisse nationale d'assurance vieillesse.
"Je vais au rendez-vous et je suis reçu par une contrôleuse. Elle me demande mon passeport, vérifie tous les visas et calcule que je n'ai pas passé assez de temps en France, que je ne remplis plus les conditions de résidence. Elle me dit que j'ai touché trop d'argent et qu'il va me falloir rembourser. Je m'étonne, j'explique que je ne comprends pas ce qui m'arrive, elle me dit que je suis un tricheur."
"Fraudeur". C'est écrit noir sur blanc dans un courrier reçu en juin dernier, qui précise qu'Ousmane H. s'est "rendu coupable de manoeuvres frauduleuses" et qu'il doit rendre à l'Etat un an et demi de minimum vieillesse et allocation logement indûment perçus. Le calcul a été fait : 27 000 euros, plus une amende de 400 euros. En sa qualité de "fraudeur", il n'a même plus droit à la somme à caractère alimentaire, en théorie insaisissable. Ses ressources dégringolent d'un coup à 300 euros par mois puis à zéro, sa dette étant directement prélevée sur ce qui lui reste de retraite. Seule une aide d'urgence de la Ville de Paris lui permet de survivre avec 350 euros par mois. Voilà pourquoi une visite à 25 euros chez un médecin lui paraît une montagne. Et plus question d'aider sa femme : il ne peut plus envoyer le moindre argent au Maroc, comme il le faisait depuis toujours pour nourrir sa famille.
A Casablanca, dans le salon familial, le moral est au plus bas. La femme du chibani s'affaiblit de jour en jour. Pâle, maigre, Fadila se déplace lentement entre les fauteuils pour aller chercher son sac de médicaments. Elle sort les sept boîtes de son traitement pour le coeur, presque toutes vides.
"J'en prends un de temps en temps, je n'ai pas l'argent pour les faire renouveler. Ça fait trois ans que je dois me faire opérer, j'ai les artères bouchées."
Son mari a donc passé presque toute sa première année de retraite à s'occuper d'elle ici, à Casablanca, avant de prendre soin de sa santé à lui, qui commençait à se dégrader. Ce sont ces dix mois passés au Maroc que lui reproche l'administration française. A-t-il vraiment fraudé en connaissance de cause ? Lui jure que non. Des livrets informant de la règle de résidence existent en plusieurs langues, mais comment les lire lorsque, comme beaucoup de chibanis, on est analphabète ? Ousmane H. affirme que personne, au guichet des administrations, ne lui a expliqué le règlement.
"Rien ne laisse penser qu'il y ait eu volonté de fraude"
Son assistante sociale parisienne, Chloé M., en est convaincue elle aussi :"Pour frauder, il faut qu'il y ait une intention. Rien, dans le dossier de ce monsieur, ne laisse penser qu'il y ait eu volonté de fraude. Ce n'est pas un dossier facile à défendre car il a passé beaucoup de temps au Maroc, mais regardez-le : il est malade, sa femme aussi, à aucun moment il n'a voulu tricher. Maintenant, à cause de cette étiquette, il est en train de se précariser à toute allure..." A la Caisse d'allocations familiales, un fonctionnaire nous dit :
"A priori, les pièces de son dossier médical que nous avons pu consulter ne nous ont pas paru constituer une circonstance atténuante."
"Moi, j'ai envie de dire à ce monsieur : il ne fallait pas tricher." Dans son bureau de l'Assemblée nationale, le député UMP Dominique Tian défend la sanction. On lui explique tous les détails du dossier du chibani : la maladie de sa femme, qui l'a obligé à rester au Maroc, le fait qu'il soit analphabète et n'ait pas su bien déchiffrer ses obligations. "Ecoutez, c'est facile de dire 'oh, je ne savais pas, je ne sais pas lire' : il faut se renseigner", répond le député. Dominique Tian est l'un de ces élus de la Droite populaire, ce courant de l'UMP aux idéaux proches de ceux du Front national. C'est un grand Marseillais de 52 ans, sourire cordial, photogénique, blondeur à la Brice Hortefeux, costume décontracté. Au mur de son bureau, un poster de la baie de Marseille ; autour de lui, de lourds dossiers, tous consacrés à un sujet unique : la fraude sociale, son combat.
"Mon job de député, c'est de faire remonter les inquiétudes du bar du coin", se justifie-t-il. Autrement dit les plaintes qu'il entend sourdre des quartiers populaires de Marseille, là où des petits retraités français, inquiets pour leur argent, lui ont tenu ce discours :
"Monsieur Tian, vous vous occupez de la fraude, eh bien regardez du côté des Algériens : quand ils rentrent prendre leur retraite dans leur pays, on dirait qu'ils ne meurent jamais !"
L'accusation fait référence à une affaire de 2007 : l'administration française avait repéré des fraudeurs à la retraite dans la région des Aurès, des retraités binationaux rentrés en Algérie et devenus centenaires. En vérité, ils étaient décédés mais leurs familles avaient caché leur mort pour continuer à encaisser leur retraite. A l'époque, cette fraude concernait huit personnes sur cent onze pensionnés.
"Au pire, ils ont commis une erreur, pas une faute lourde"
Antoine Math, un économiste de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), géré par les grands syndicats français, met en garde : "Le 'centenaire algérien' existe mais statistiquement, ce n'est rien. En France, l'essentiel de la fraude concerne la fraude fiscale et le travail au noir, pas celle du petit retraité algérien ! Je suis pour la lutte contre toutes les fraudes mais il convient de faire attention à la situation particulière du chibani qui n'a pas respecté les durées de résidence. La plupart ont, au pire, commis une erreur, pas une faute lourde, pas une fraude."
Pour l'"attention au chibani", c'est trop tard. Les huit centenaires algériens découverts en 2007 ont nourri la paranoïa. En France, la chasse au fraudeur, particulièrement le chibani, a démarré. En 2008, dans la banlieue pauvre d'Argenteuil, un commando de contrôleurs des affaires sociales (de la CAF) débarque dans un foyer de travailleurs immigrés. Ils entrent dans les chambres des locataires à la retraite et contrôlent leurs passeports pour savoir s'ils n'ont pas séjourné trop longtemps dans leur pays. Protestation immédiate de la Halde, la Haute autorité de lutte contre les discriminations (dont les missions ont été, depuis le 1er mai 2011, transférées au Défenseur des droits) : ce contrôle est discriminatoire et surtout illégal.
"Oh la Halde, elle dit ce qu'elle veut, soupire Dominique Tian. Toutes ces autorités indépendantes, elles sont gentilles mais tellement indépendantes qu'elles sont coupées de la réalité..." - "La Halde rappelle juste que le ciblage par nationalité est illégal." - "Mais il n'y a pas de ciblage par nationalité ! C'est interdit." - "Vous le regrettez ?" - "Oui, on devrait pouvoir s'intéresser à tel ou tel type de population si on a le sentiment qu'il y a fraude. Il ne s'agit pas d'acharnement, c'est fondé sur des faits réels, connus de tous mais dont personne ne veut parler. Donc oui, je suis pour les statistiques ethniques par exemple. Mais en France on a des lois stupides qui interdisent de stigmatiser ou de dire la vérité sur tel ou tel... Regardez Eric Zemmour... Alors je ne dirai que ce que la loi m'autorise à dire, je suis condamné au silence."
Condamné au silence mais pas à l'inaction. En novembre 2010, Dominique Tian fait voter à l'Assemblée nationale un obscur amendement autorisant l'administration à demander le seul passeport comme pièce d'identité. Le résultat ne se fait pas attendre. Cette année, à Nice, les impôts ont exigé des chibanis qui venaient chercher leur avis de non-imposition (un document essentiel pour percevoir les aides au logement) qu'ils fournissent leur passeport. Les fonctionnaires ont alors regardé les visas, calculé le temps passé par chaque chibani en France ou à l'étranger et, comme la loi les y autorise, ont signalé les infractions aux caisses sociales. Celles-ci ont pu supprimer une soixantaine de prestations sociales. La même chose est arrivée à une cinquantaine de chibanis de la région de Toulouse, où les foyers d'immigrés sont régulièrement contrôlés collectivement, contrairement aux recommandations de l'ancienne Halde. En région parisienne, des dizaines de chibanis ont vu eux aussi leurs allocations logement et de minimum vieillesse supprimées.
Comme le dit Dominique Tian : "Il fallait se renseigner." La loi est équitable : celui qui ne respecte pas la règle de résidence perdra son minimum vieillesse. Que le chibani ait agi comme fraudeur volontaire ou par ignorance, peu importe. D'autant que cet automne, on a pu découvrir les véritables intentions de la Droite populaire sur la question du chibani. Le 25 octobre, un de ses députés, Philippe Meunier, a rédigé un amendement signé par soixante-sept autres députés, proposant que le minimum vieillesse soit réservé au seul retraité "français, ou ayant combattu pour la France". Cet amendement n'a pas été voté.
Ultime démarche
Après six mois sans retraite et sans aides sociales, Ousmane H. a tenté une ultime démarche. Il a présenté un dossier complet en juin 2011 pour demander à toucher à nouveau son minimum vieillesse et est allé lui-même le porter au guichet de l'assurance vieillesse. Il s'étrangle en nous racontant la scène :
"Je suis tombé sur la même contrôleuse qui m'avait demandé mon passeport. Elle n'a même pas voulu ouvrir mon dossier. Elle m'a dit que si je n'étais pas content, je n'avais qu'à rentrer dans mon pays..."
Nous avons contacté la responsable de la lutte contre la fraude de l'assurance vieillesse, Brigitte Langlois-Meurinne. Son bureau est au siège de la Cnav, à Paris, dans le XIXe arrondissement. "Il s'agit de la dérive individuelle d'une salariée, nous assure-t-elle. Notre caisse a avant tout une vocation sociale, mais on ne peut pas mettre un surveillant derrière chaque agent."
Nous avons joint la Caisse d'allocations familiales. Le cas d'Ousmane H., qui se défend d'être un fraudeur, peut-il être réexaminé ? "En effet, dans le cas dont vous parlez, il ne semble pas qu'il y ait fraude. J'imagine que l'on a considéré la durée de son absence de France comme une fraude... Maintenant, si ce monsieur a de nouveaux éléments, nous pouvons les examiner."
Chloé M., l'assistante sociale d'Ousmane H., reprend l'ouvrage et transmet à l'administration de nouvelles pièces : le dossier médical complet du couple, qui justifie la longue présence du mari auprès de sa femme au Maroc. Quelques jours plus tard, Ousmane H. reçoit un nouveau courrier. La Caisse d'assurance vieillesse lui annonce qu'elle rétablit le versement des 742 euros de son minimum vieillesse. Le chibani remplit à nouveau les fameuses conditions de résidence puisque, n'ayant plus les moyens d'un voyage au Maroc, il vit en France désormais plus de six mois par an. Si son allocation retrouvée arrive à temps, on ne l'expulsera pas de son foyer. Sa famille, également menacée d'expulsion en décembre, conservera peut-être son appartement de Casablanca. Mais l'ardoise du chibani "fraudeur" n'est pas pour autant effacée. Ousmane H. doit toujours rembourser les 27 000 euros d'allocations qu'il a touchés alors qu'il résidait davantage au Maroc qu'en France.
Ce mois-ci, le député socialiste Daniel Vaillant va adresser une question écrite au gouvernement. Il demandera que le chibani qui a dépassé le délai de séjour dans son pays puisse recevoir d'abord un avertissement et non directement une coupure brutale des vivres, comme c'est le cas aujourd'hui. Ousmane H., grand fan de foot et de l'équipe de France en particulier, commente : "C'est pour qu'on ait droit à la faute et qu'on ne passe pas directement au carton rouge et à l'expulsion."
Christine Moncla
*Le prénom a été changé
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