"Circulez, vous êtes filmés" : la banalisation de la vidéosurveillance nous a habitué à être de plus en plus (vidéo)surveillés. Le conseil municipal d'Oxford (153 900 habitants, dont plus de 30 000 étudiants, plus 9 millions de touristes par an), en Grande-Bretagne, a de son côté décidé que tout ce que vous pourriez déclarer, dans un taxi, pourrait aussi être retenu contre vous.
Il veut en effet imposer à ses 662 taxis l'installation de systèmes de vidéosurveillance enregistrant, non seulement l'image, mais également le son, de ceux qui prennent un taxi, et d'archiver le tout pendant 28 jours, au cas où la police voudrait savoir ce qui s'y est passé, et ce que les gens s'y sont dit. Depuis le moment où le moteur du taxi a démarré jusqu'à 30 minutes après son extinction...
Cette obligation, souligne l'ONG Big Brother Watch, va pourtant à l'encontre despréconisations de l'Information Commissioners Office (ICO, la CNIL britannique) :
Si votre système de vidéosurveillance est équipé d'un dispositif d'enregistrement sonore, vous devriez l'éteindre ou le désactiver dans la mesure où cela est particulièrement intrusif et (donc) peu justifiable.
"Big Brother a non seulement de gros yeux, mais également de grandes oreilles", déploreBig Brother Watch, l'une des ONG britanniques les plus actives en matière de défense de la vie privée et des libertés. Contrairement à ce qui se passe en France où la défense de la vie privée et des libertés est essentiellement le fait d'associations de défense des droits de l'homme proches de la gauche, Big Brother Watch émane de la droite libertarienne, et donc (ultra)libérale, et plus précisément de la TaxPayers' Alliance(contribuables associés, en VF), courant politique qu'il serait difficile, en France, de qualifier de "droit de l'hommiste".
En Grande-Bretagne, cette annonce, qui a entraîné près de 300 articles de presse en trois jours, fait scandale, d'autant que la compagnie de bus de la ville a reconnu que ses caméras de vidéosurveillance enregistraient elles aussi et d'ores et déjà le son de ses passagers :
Le conseil municipal d'Oxford s'est donc fendu d'une réponse, où il explique que, certes, cela coûtera 400£ par taxi, mais que la municipalité en prendra 100 à sa charge, et qu'à partir du moment où les passagers sont informés de cette surveillance audio et vidéo de leurs trajets, "le risque d'intrusion (dans leur vie privée) est acceptable au regard des bénéfices en terme de sécurité publique" :
En tout état de cause, le niveau de confidentialité auquel on peut raisonnablement s'attendre dans un véhicule public est bien plus faible que celle que l'on peut avoir dans l'intimité de sa maison ou de son propre véhicule.
Vous n'avez rien à cacher ? Prouvez-le !
Toute personne ayant pris un taxi à Londres sait a contrario qu'une vitre sépare le chauffeur de ses passagers, et qu'il doit donc utiliser un micro pour parler, via des écouteurs, à ses passagers, et donc que, et contrairement à ce qui se passe en France, la vie privée des passagers des taxis londoniens y est bien plus protégée qu'elle ne l'est en France...
D'aucuns pourront arguer que les passagers n'auront donc qu'à faire attention à ce qu'ils diront, au motif que "seuls ceux qui ont des choses à se reprocher ont des choses à cacher". A ceci près que cet argument est des plus fallacieux, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer (ici, et là), et comme l'a récemment rappelé Alex Türk, l'ancien président de la CNIL, en réponse à une (très bonne) question posée lors d'un récentTéléphone sonne, sur France Inter intitulé "Biométrie, fichiers, puces électroniques, géolocalisation, caméras de surveillance : et notre vie privée dans tout ça ?" :
Sonia, à Grenoble : Juste une petite remarque, au préalable : on n'est plus seulement dans le contrôle et la surveillance des individus, mais dans une société qu'on pourrait appeler de contrainte, parce qu'elle nous prive d'une liberté d'agir en imposant des comportements normalisés, peu à peu, sans qu'on s'en rende compte.
Quand on conteste ces dispositions liberticides, l'argument qu'on nous oppose toujours c'est : "mais il n'y a aucun problème si vous n'avez rien à vous reprocher". Mais c'est justement parce que l'on a rien à se reprocher qu'il faut refuser d'accepter d'être traité comme si l'on était des criminels potentiels, parce que cela inverse le principe de la présomption d'innocence !
Je pense toujours avec effroi aux Juifs des années 40 qui sont allés se faire recenser pour le port de l'étoile jaune justement parce qu'ils n'avaient rien à se reprocher. Et je me demande comment on a réussi à faire passer cette entourloupe, parce qu'on viole une des règles fondamentales de l'état de droit qui est la présomption d'innocence. Or, avec tous ces dispositifs de flicage, on nous traite exactement comme si nous étions tous des criminels potentiels...
Alex Türk : J'ai vraiment l'impression que votre interlocutrice met tout de suite le doigt sur un problème clef...
Alain Bedouet : ...et où ça fait mal...
Alex Türk : exactement; lorsque j'étais président de la CNIL, je passais mon temps à dire que notre principal adversaire c'était ce syndrome, cette fameuse idée consistant à dire que "je n'ai rien à me reprocher, je n'ai rien à cacher, alors on peut tout savoir de moi", ce qui est une imbécilité, puisqu'en réalité c'est une confusion entre deux notions qui n'ont rien à voir : je dois préserver mon intimité quelle que soit ma situation, autrement dit : le problème n'est pas de savoir si je suis dans l'innocence, dans la culpabilité et autres, mais je revendique et j'exige que l'on préserve mon intimité, même si je n'ai rien à me reprocher...
Pour prendre une image un peu courante, un peu vulgaire, souvent les gens disent "si je suis avec ma maîtresse, je ne veux pas que l'on sache où je suis, et que l'on me suive, si je suis avec ma femme légitime, pas de problème"...
Je dis à ces personnes-là que vous avez tort, vous devez revendiquer la même intimité avec les deux ! Après, c'est votre problème de savoir si vous êtes dans une situation d'innocence ou de culpabilité, mais pourquoi accepterait-on d'être privé de son intimité quand on est avec ses enfants, sa femme, ses amis, dans une situation dite de légitimité, alors qu'on ne l'accepterait pas dans d'autres cas... Il faut faire une pédagogie pour que les gens comprennent qu'il faut que les gens se défendent quelle que soit le cas de figure...
Le "Printemps arabe" vu (ou pas) par les taxis
Au-delà de ces objections de principe, et de droit (en démocratie, on ne peut a priori placer un individu sous surveillance que si l'on a quelque chose à lui reprocher -nonobstant les objections de l'ICO pour ce qui est de l'audiosurveillance), ce projet ouvre également la porte à toutes les dérives.
En effet et si, d'aventure, les taxis d'Oxford seront ainsi tenus d'audiovidéosurveiller leurs passagers, il n'est pas exclu de penser que tous les taxis, dans tout le Royaume-Uni, seront eux aussi un jour tenus de faire de même, et pourquoi pas les bus, les administrations, les magasins, les rues, les cafés (qui, pour beaucoup, vidéosurveillent déjà leurs clients et usagers)...
Enfin, et comme le souligne cet article du Guardian, c'est aussi parce que les taxis permettent d'échapper aux multiples formes, biais et obligations (politiques et/ou technologiques) de surveillance, qu'il est possible d'y recueillir, par exemple et notamment, le témoignage d'Iraniens au sujet du Printemps arabe... sans qu'ils aient peur de s'exprimer, librement, parce que, et précisément, ils n'y sont pas surveillés.
Paradoxalement, et dans nos contrées démocratiques, ceux qui auraient probablement le plus à perdre avec cette vélléité d'"audiovideosurveillance" bien-pensante des taxis & transports en commun seraient probablement les personnalités politiques, avocats, "people" et autres personnalités publiques qui, adeptes des taxis, où ils tiennent des propos qui pourraient potentiellement leur être reprochés (à tort ou à raison), se retrouveraient ainsi à dénoncer cette forme d'intrusion policière, sinon politico-médiatique, dans leur vie privée...
L'"audiovidéosurveillance", tout comme la vidéosurveillance, dès lors qu'elle est banalisée, généralisée, et appliquée à l'ensemble de la société, ne peut que contrarier la présomption d'innocence, et donc bafouer les droits de l'homme, piliers de nos démocraties.
D'un point de vue policier, ses effets ne seront probablement que très marginaux : sachant qu'ils sont audiovidéosurveillés, une bonne partie des délinquants ne prendront probablement pas le risque d'agresser des chauffeurs de taxi devant les caméras. Mais cela ne les empêchera nullement de les agresser, hors caméra, et sans entrer dans les taxis.
La question reste donc de savoir si cette audiovidéosurveillance généralisée dans les taxis d'Oxford, contraire aux préconisations de la CNIL britannique, sera finalement interdite, ou bien étendue, voire élargie.
L'ICO britannique, tout comme la CNIL, ne sont que des garde-fous, dont les recommandations ne sont souvent pas suivis d'effets. Ce pour quoi je ne saurais que trop vous inciter à vous abonner à leurs lettres d'informations (ICO / CNIL) et/ou à leurs fils RSS (ICO / CNIL)
jean.marc.manach
Voir aussi :
Plus de fichiers = plus de fuites
Un fichier de 45M de « gens honnêtes »
Amesys/Bull: un parfum d’affaire d’État
Peut-on obliger les policiers à violer la loi ?
Internet & données personnelles: tous fichés ?
10 ans après, à quoi ont servi les lois antiterroristes ?
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