Irene tend sa dernière facture d'électricité. Consommation des six derniers mois pour son studio du Pirée, le port d'Athènes: 24 euros –c'était l'été... «Et puis il y a une surprise», dit d'un air las cette jeune consultante dans un cabinet de conseil. La surprise, c'est le nouveau«prélèvement exceptionnel pour toutes les surfaces dotées d'électricité» : 325 euros, payable en deux fois. Près de la moitié du salaire minimum! «Il est bien précisé que si je ne la paie pas, on me coupera le courant», ajoute-t-elle.
La «taxe sur l'électricité», calculée en fonction de la surface, du lieu de résidence et de l'ancienneté du logement: c'est la dernière des trouvailles du gouvernement grec, aux prises avec une dette impossible à rembourser.
Depuis un an et demi, le gouvernement rivalise d'ingéniosité pour augmenter ses recettes et contenir l'économie souterraine. Il y a eu la taxe sur les balcons fermés et les piscines (que personne ne déclarait). Un prélèvement sur les bateaux et les grosses cylindrées, la très impopulaire augmentation de la TVA à 23%, une taxe «de solidarité» de 1% à 4% retenue sur les salaires, ou encore un impôt additionnel pour ceux qui épargnent trop....
Pour l'instant, l'effet sur les finances publiques est marginal, car l'évasion fiscale reste un sport national. Mais les Grecs de la classe moyenne, eux, n'y comprennent plus rien. «On a le sentiment de ne faire que payer», résume Irene. Certains de ses collègues banlieusards préfèrent désormais mettre une heure de plus pour se rendre au travail plutôt que de s'acquitter des nouveaux péages autoroutiers sur le périphérique. Et le midi, chacun apporte son lunch plutôt que de devoir régler le traiteur... «Au bout d'un moment, toutes ces restrictions commencent vraiment à peser sur le moral.»
«A louer», «A vendre»
La récession n'en finit pas d'accabler la Grèce. Plus de 18% de la population active est au chômage –900.000 personnes contre 600.000 l'an passé, un taux inouï dans ce pays de 11 millions d'habitants. La progression est fulgurante, surtout chez les jeunes, et le cap des 20% pourrait être franchi à la fin de l'année. Une minorité des demandeurs d'emploi sont indemnisés –un an maximum.
Les indépendants des professions libérales disparaissent en cascade(lire par ailleurs notre entretien avec la chercheuse Maria Kamerissini). De nombreux salariés ne sont pas payés depuis des mois ou ont subi d'importantes réductions de leur salaire. Dans la capitale, Athènes, la crise saute aux yeux. Les panneaux «à louer» ou «à vendre» se multiplient. Selon un rapport de la Commission européenne cité par la presse, 25% des locaux commerciaux sont vides – c'est 20% à Salonique, la seconde ville du pays. De plus en plus de Grecs sont sans-abri, un sort traditionnellement «réservé» aux migrants dans un pays où les solidarités familiales jouent encore beaucoup. D'après un responsable de la Croix-Rouge, ils seraient 20.000 dans tout le pays.
Sur Ermou, la principale artère commerçante d'Athènes, le nouveau magasin «Goldbuyers» ne désemplit pas. C'est un business de crise: «Goldbuyers» échange vieilleries en or contre du cash. Impossible de le rater, avec ses pancartes clinquantes. Cette filiale d'un groupe anglais installé a déjà ouvert plusieurs succursales dans la capitale. Devant moi, un jeune homme sort de son sac un vieux service en or. Un couple de trentenaires apporte deux énormes bagues.
Stuart Moore, le patron, explique que le groupe s'est implanté en Grèce parce que «les gens ici ont plein de vieilleries qu'ils ne pensaient même pas à vendre car c'est un peu tabou». «Pour l'heure, 10 à 15% des clients viennent parce qu'ils ont besoin de"cash" à cause de la situation économique, reprend Moore, jeuneBritish fort peu affable. Mais cela va augmenter dans les prochains mois avec toutes ces suppressions d'emplois et ces nouvelles taxes.»
Craignant la faillite nationale, les Grecs se méfient des banques. Durant le seul mois de septembre, les dépôts des particuliers et des entreprises dans les établissements bancaires ont fondu de 5 milliards d'euros: un plongeon historique...
«Il n'y a plus de lumière au bout du tunnel»
Les halles d'Athènes. Avec une TVA à 23%, la consommation est atone
Après deux ans de récession violente, les Grecs ont commencé à tirer les enseignements de la crise. Ils se sont rendu compte qu'ils ont vécu au-dessus de leurs moyens ces dernières années – comme beaucoup en Europe. Que l'euro leur a permis de vivre à crédit, en empruntant au même taux que les Allemands alors qu'ils n'avaient pas la même rigueur budgétaire. Que l'économie n'était pas assez productive.
Ereintée par la crise, la société grecque ne cesse de remettre en cause les évidences du passé: le clientélisme généralisé, dont chacun ou presque a profité un jour, à son échelle; ces coups de fil à un élu local des deux grands partis, le Pasok ou Nouvelle démocratie (droite), pour faire embaucher le fiston dans une mairie ou une administration – c'était ensuite parti pour la vie, sans trop se poser de questions; le rôle de l'Etat, jugé trop important par de nombreux acteurs de la vie publique, entrepreneurs... comme “Indignés”, chacun avec ses raisons; la manie de l'évasion fiscale, qui permettait aux professions libérales et aux entrepreneurs de ne payer aucun impôt...
Pourtant, les Grecs n'imaginaient pas devoir subir une telle humiliation. Mis au ban de l'Europe, ils sont vus comme le «maillon faible» coupable d'avoir transmis à la zone euro une maladie mortelle. La presse allemande les a dépeints en fainéants, la chancelière Angela Merkel cache mal sa condescendance. Nicolas Sarkozy regrette à haute voix que la Grèce soit entrée dans la monnaie unique. Et la récession s'est accompagnée de mesures d'austérité inouïes, avec des coupes drastiques de salaires et de retraites dans la fonction publique et le privé, des suppressions de budgets publics, un programme de privatisations à venir. Le tout imposé par la «Troïka» (la Commission européenne, la BCE et le FMI), sans doute moins détestée que les dirigeants politiques, souvent jugés incompétents et corrompus.
© Focus
«Nous ne sommes pas des criminels comme on le dit trop souvent en Europe», plaide Dimitris Asimakopoulos, le président deGSVEE, la Confédération hellénique des artisans et marchands, ces toutes petites entreprises qui sont le poumon de l'économie grecque.
Chaque jour, des centaines d'entre elles mettent la clé sous la porte, faute d'activité et de crédits des banques: 68.000 PME ont disparu entre 2010 et 2011 et 53.000 sont menacées de fermeture, selon la Confédération nationale du commerce grec (ESEE). Le GSVEE avance des chiffres bien plus alarmistes encore pour l'année à venir, avec 250.000 emplois supprimés.
Asimakopoulos sort une cigarette, s'excuse de fumer: il rêve d'arrêter, mais la période n'est guère propice. «Je vais vous raconter une histoire, dit-il. Récemment, j'ai fait venir un électricien chez moi. Il avait un tournevis tout déglingué. Je lui ai dit : mais pourquoi vous ne le changez pas, ça vaut 5 euros? Il m'a dit: je n'ai même pas un euro à dépenser. "Même pas un euro à depenser": c'est exactement ce que pensent mes concitoyens aujourd'hui. Il n'y a aucune lumière au bout du tunnel. Il n'y a plus de lumière du tout.»
«Vous avez lu Karl Marx?, reprend-il. Marx dit dans le Manifeste du Parti communiste que les prolétaires n'ont rien à perdre. Nous en sommes là. Il risque d'y avoir de la violence, des actes désespérés. On dirait que l'Europe s'acharne à détruire notre tissu économique en pariant qu'il en émergera un nouveau paysage, plus compétitif, plus productif. Mais on ne change pas un pays comme ça en claquant des doigts. Ils oublient la réaction des gens, et elle risque d'être terrible. Oui, c'est vrai, nous avons vécu à crédit. Oui, nous avons fait des erreurs et devons les corriger. Mais faut-il pour autant détruire tout notre tissu industriel et social?»
Asimakopoulos rêve encore d'un «plan Marshall» de l'Union européenne en Grèce, avec des investissements ciblés pour accroître la compétivité de secteurs clés comme l'énergie, le tourisme et l'alimentation. Mais il sait que l'Europe n'en est plus là.«Toute la zone euro est menacée. Et si l'Italie s'effrondre, "la musica e' finita"», dit-il en imitant l'accent italien.
«Il y aura du sang, croyez-moi»
Université Pantéion d'Athènes.
Il est 19 heures, sur l'avenue Syngrou, juste derrière l'Acropole. Stavros Tsitismakis s'apprête à fermer boutique. De loin, dans sa grande boutique toute éclairée aux vitres immenses, il ressemble à une figurine dans une maison de poupée. Stavros loue des voitures. Pas n'importe lesquelles, des berlines de luxe: «Luxury cars for rent», lit-on en grosses lettres sur la vitrine. Le business ne connaît pas la crise, au contraire des autres loueurs.
Blazer bleu marine, cravate rouge, port altier: Stavros a des airs de parfait majordome anglais. Cet employé de 55 ans est pourtant très représentatif de la classe moyenne grecque, ou de ce qu'il en reste. Il travaille depuis l'âge de 15 ans, mais la retraite n'est pas pour tout de suite – l'âge légal de départ, 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes, va bientôt être harmonisé.
«Quand j'entends les Français et les Allemands dire qu'on est des fainéants, vous ne pouvez pas savoir comme ça me met en colère, dit-il avec avec émotion, la gorge serrée. Les manifestations anti-austérité passent souvent devant le magasin. D'ailleurs, ils nous ont cassé les vitres plus d'une fois! Mais je n'en veux pas aux manifestants. Pour avoir parlé à certains d'entre eux, ce sont peut-être des anarchistes, mais ce sont surtout des vies brisées, des gens qui ont perdu leur travail et ne peuvent plus nourrir leurs enfants.»
«Avec les politiques que nous avons... ils sont tellement mauvais. Ça va finir par un lynchage, et ils le savent, dit-il en montrant du doigt la direction du Parlement. Il y aura du sang, croyez-moi. Nous sommes en colère. On veut nous ramener aux années 1950.»
Non loin, à la station de métro, une horde de taxis attend les chalands qui ne viennent pas. Ces temps-ci, le scénario se répète très souvent. Un soir, Triantafillos, le compagnon d'Irene la consultante, m'a expliqué pourquoi. Son père est taxi, et lui-même conduit la voiture familiale de temps en temps quand il y a besoin d'un peu d'argent à la maison. «En ce moment, il y a très peu de clients. Parfois en cinq ou six heures de travail, on ne gagne que 20 centimes une fois enlevé l'essence et l'assurance, qui a d'ailleurs augmenté», dit le jeune homme.
Le taxi va sans doute rapporter de moins en moins, puisque le gouvernement a récemment libéralisé le secteur. Dans quelques jours, Thanassis, le patriarche, va atteindre l'âge de la retraite. Il va devoir rendre sa licence. Va-t-il la transmettre à son autre fils, employé dans une mairie et qui se sait menacé, autre conséquence du plan d'austérité ? Dans ce cas, la famille devra s'acquitter d'une taxe de 4000 euros. Encore un nouveau prélèvement.
Triantaffilos m'invite dans la maison familiale, dans le quartier populaire d'Ano Liossia, dans la grande banlieue d'Athènes. Une bâtisse de deux étages: lui habite au-rez-de chaussée. Son frère loge au premier avec les parents, mais ceux-ci lui ont réservé un morceau de terrasse qu'il pourra tranformer en appartement quand il en aura envie. «Nous sommes une famille grecque, dit Triantafillos, tout fier: la famille c'est important, on paie même les factures ensemble.»
Triantafillos travaille à la poste. Avec les coupes salariales dans la fonction publique, il a perdu 11% de son salaire – environ 150 euros. Il n'est pas sûr de garder son poste, car dès janvier 30.000 fonctionnaires (et ce n'est qu'une première vague, 120.000 devraient suivre d'ici 2014) vont être mis en «réserve» de l'Etat, sans aucune garantie de retrouver leur emploi au bout d'un an – une astuce pour les placer au chômage alors qu'ils ont en théorie la sécurité de l'emploi. Actuellement, le gouvernement ne remplace plus qu'un fonctionnaire sur dix.
Sa mère, Maria, 63 ans, touche une très petite retraite. Cette ancienne ouvrière s'est fait rouler par son ancien employeur, qui ne lui a jamais compté les bonus au titre de la pénibilité: elle touche donc la retraite de base – 480 euros par mois. Mais sa pension a tout de même été amputée de 15 euros. Pendant dix ans, le père de Triantafillos a exercé deux métiers (l'usine le matin, le taxi le soir). Son fils devra certainement s'y résoudre, lui aussi, un jour: la réforme passée en 2010 protège les retraités actuels, mais assomme les actifs qui cesseront le travail après 2022. Pour eux, les pensions seront amputées de 40%. Et ce n'est qu'un début...
Une nouvelle pauvreté
Business de crise: «Goldbuyers» échange vieilleries en or contre du cash.
Retour dans le centre-ville d'Athènes. Après deux ans de récession, de chômage de masse et d'austérité, l'urgence sociale se fait chaque jour plus criante. George Sykoutris dirige l'abri pour SDF de la Croix-Rouge, rue Epikouros. Devant le centre créé en 2007, desjunkies végètent ou quémandent de l'argent, sous l'œil blasé des commerçants chinois.
Ici résident plusieurs familles grecques avec enfants. Les bambins sont scolarisés, leurs parents encouragés à retrouver un travail. C'est du moins ce qui se passait avant la crise: Sykoutris reçoit de plus en plus de demandes. «On refuse déjà un tiers des gens. L'an dernier, nous avions 45 personnes dans le foyer, aujourd'hui ils sont 82. Nous allons bientôt atteindre notre capacité maximale. Normalement, le séjour autorisé ici est de six mois, mais les gens ont tendance à rester car il leur est très difficile de retrouver un travail.»
Récemment, une de ses anciennes pensionnaires est revenue: elle devait être embauchée par une vieille dame pour faire des ménages, mais celle-ci a trouvé une employée de maison qui réclamait juste le gîte et le couvert, pas de salaire. Sykoutris n'est pas d'accord avec les journalistes grecs qui évoquent à longueur de colonnes l'émergence d'une «nouvelle pauvreté».
«Tous les problèmes ont commencé avec l'entrée dans l'euro, dit-il.Vous voyez cette petite bouteille d'eau ? Elle coûte trois fois plus cher depuis le passage à l'euro. C'est à partir de ce moment-là que les choses sont devenues plus dures pour les gens.» Pour le moment, le ministère de la Santé continue à verser les crédits à son centre. Pour combien de temps ? «Aujourd'hui, tout le monde a peur. Même moi, j'ai peur pour mon travail.»
Tout près, le centre de Médecins du monde, en théorie destiné aux migrants, ne désemplit plus. Les Grecs sont de plus en plus nombreux à s'y faire soigner car le gouvernement a aussi instauré des franchises et certains médicaments sont moins bien remboursés.
A Perama, ville portuaire à l'est d'Athènes où se trouve une autre polyclinique gérée par l'ONG, destinée à l'origine aux migrants, ne viennent plus que des citoyens grecs. Avec la crise, les étrangers sont partis chercher du travail ailleurs. Les anciens salariés de la zone portuaire, eux, sont restés et beaucoup croupissent dans la misère. «Les gens qui viennent nous voir ont souvent travaillé toute leur vie sur les chantiers navals ou sur le port, raconte la responsable, Artemis Lianou. Avec la crise, ils se sont retrouvés sans travail, sans argent pour nourrir leurs enfants. Nous les soignons, leur donnons des médicaments et de la nourriture.»Depuis un an, le nombre de visiteurs a augmenté de 20%.
Si la Grèce reste dans la zone euro, le plan d'austérité grec pourrait durer plus d'une décennie. En quittant Athènes, on se demande par quel miracle le pays pourra le supporter sur une telle durée.
De notre envoyé spécial à Athènes
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