jeudi 17 novembre 2011

Le FN décide, Sarkozy exécute


Pour conquérir l’Élysée, Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à séduire l’électorat d’extrême droite. Contrepartie de cette tactique, le ministre de l’Intérieur qu’il était ne s’est pas contenté de piquer des idées dans la besace du Front national pour en siphonner les voix. Devenu chef de l’État, il les a aussi appliquées, transformant en lois et décrets des propositions sécuritaires avancées initialement par le parti de Jean-Marie Le Pen. C’est cette collaboration méconnue qu’Évelyne Sire-Marin met au jour dans les pages qui suivent.

Cette lepénisation de nos lois est une des faces cachées du bilan de Nicolas Sarkozy, qui évite d’en faire état. Il n’est pas dans les habitudes d’un président de la République de reconnaître que, dans un domaine au moins, il n’a été qu’un exécutant. Plus surprenant est le déni de Marine Le Pen. La présidente du FN a toujours refusé d’admettre que l’UMP ait fait siens des points clés de son programme. Elle soutient au contraire, et le dira encore samedi en présentant son projet présidentiel, que le gouvernement ne fait rien de ce qu’il faudrait faire. Cela lui évite d’être confrontée à l’inefficacité des recettes frontistes, une fois mises en application. Et la condamne à une surenchère permanente.

Ce faisant, elle se prive du seul vrai succès dont son mouvement puisse se prévaloir. Celui d’une stratégie d’influence théorisée par son père, il y a vingt-sept ans : la politique, expliquait-il, consiste avant tout à « peser sur son temps, sur les décisions du pouvoir, sur la pensée politique ». « Je pèse en m’exprimant, j’oblige toute la politique française à se droitiser, à se déterminer par rapport à moi. » Le constat vaut beaucoup pour l’UMP mais aussi, hélas, pour le PS, toujours tenté de succomber aux sirènes sécuritaires.


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Démonstration en huit mesures


Expulsion des délinquants étrangers, peines plancher, majorité pénale à 16 ans, nouvelles places de prison... Le gouvernement actuel a tout simplement réalisé des propositions du FN. Par Évelyne Sire-Marin.

La justice pénale est un formidable observatoire des dysfonctionnements de notre société, de la relégation des plus démunis, de la puissance des plus favorisés. C’est une immense loupe posée sur les inégalités sociales et sur la société de la peur et du mépris.

La justice est l’un de ces contre-pouvoirs si malmenés depuis l’arrivée aux « affaires » – et cette expression n’est pas usurpée – de Nicolas Sarkozy. C’est un massacre à la tronçonneuse : projet de suppression du juge d’instruction, suppression de trois cents tribunaux, suppression de la fonction même de juger des magistrats, avec l’obligation de prononcer des peines automatiques dites « peines plancher », suppression annoncée de la justice des mineurs de 16 à 18 ans…

L’affaire Woerth/Bettencourt est une parfaite illustration de la toute-puissance du procureur, c’est-à-dire d’un homme nommé par l’exécutif, qui décide de tout et peut être à l’origine d’un « classement sans suite », sans même qu’un juge indépendant soit saisi. Mais d’où vient cette frénésie sécuritaire, et ce mépris pour la justice et ses institutions ?

Les dernières déclarations du ministre de l’Intérieur et d’autres membres de la Droite populaire (qui compte 42 députés) répondent à cette question. Elles attestent de la diffusion des idées du Front national auprès d’une partie de la droite française. Ce que le FN a proposé, Nicolas Sarkozy l’a fait. Le gouvernement termine actuellement la réalisation partielle du programme du Front national de 2003 et de 2007. Nous pourrions même étendre cette démonstration bien au-delà du domaine judiciaire. Certaines mesures économiques prônées par le FN, comme la retraite à 65 ans, la suppression de l’AME (l’aide médicale gratuite aux étrangers) et du RMI, sont soit entrées en vigueur soit amorcées. Mais, en matière de justice et de police, c’est pire.

Voici quelques propositions du programme du Front national qui ont déjà été mises en place par les gouvernements de Nicolas Sarkozy.

>  « Expulser les délinquants étrangers. »

La loi immigration du 26 novembre 2003 a fait passer de 12 à 32 jours le délai de rétention des sans-papiers, puis la loi Besson de 2010 l’a allongée de 32 à 45 jours ! Brice Hortefeux a décidé de comparer l’ADN des familles demandant le rapprochement familial dans une loi du 20 novembre 2007, et l’objectif de 28 000 expulsions d’étrangers par an est pulvérisé chaque année.

> « Organiser une coopération étroite entre police et justice. »

C’est l’idée de « chaîne pénale », qui supprime la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire ; une circulaire du 4 février 2004 enjoignait même aux policiers de faire des remontrances aux procureurs si leurs décisions ne leur convenaient pas. Le parquet est désormais le maître tout-puissant de la justice. 30 % des procédures pénales ne passent plus devant un tribunal [1], c’est le procureur qui décide de tout.

> « Réhabiliter les peines promptes, certaines et incompressibles » et « réduire l’écart entre le maximum et le minimum de la peine. »

La loi du 10 août 2007 sur les peines plancher ­prévoit que l’emprisonnement ferme sera automatique à la première récidive ; par exemple, un an de prison au deuxième vol de couches-culottes par une mère de famille au RSA. Par ailleurs, la loi Perben du 9 septembre 2002 permet de prononcer jusqu’à vingt ans de prison en comparution immédiate.

> «  Sanctionner les manifestations publiques de la débauche. »

La Loi sécurité intérieure du 18 mars 2003 crée le délit de racolage passif, très utilisé pour interpeller et expulser les prostituées étrangères.

 -« Créer 13 000 nouvelles places de prison. »

Ce programme est réalisé depuis la loi Lopsi 1 du 3 août 2002 [2]. Une dizaine de nouvelles prisons ont été ouvertes. Du coup, le FN propose dans son programme 2011 de créer 75 000 nouvelles places. C’est-à-dire de doubler la population carcérale. Qui dit mieux ? Nous avançons vers une industrie de la punition, comme aux États-Unis, où les prisons privées sont un des seuls secteurs de création d’emplois. Où l’on voit que, comme le FN, l’UMP mélange business et répression.

 Instaurer la majorité pénale à 16 ans. » Le projet de loi sur les jurés assesseurs prévoit en effet la suppression des tribunaux pour enfants entre 16 et 18 ans. Ce sera l’aboutissement d’une constante et obstinée remise en cause de la justice des mineurs depuis la loi Perben 1 du 9 septembre 2002, qui instaurait une quasi-comparution immédiate pour les enfants à partir de 13 ans.

> «  Resocialiser les mineurs délinquants en centres fermés et responsabiliser les parents. »

La loi du 2 août 2002 crée 600 places en centres éducatifs fermés, et la loi prévention de la délinquance du 5 mars 2007 impose des stages payants aux parents « irresponsables », qui sont la plupart du temps des mères en situation de travail précaire élevant seules plusieurs enfants. Depuis une loi du 14 septembre 2010, les allocations familiales peuvent être supprimées en cas d’absentéisme scolaire de quatre demi-journées.

 -« Permettre la déchéance de nationalité en cas de crime ou délit grave. »

Une circulaire discriminatoire Hortefeux-Besson du 4 août 2010 prévoyait l’expulsion de Roms, désignés en tant que tels, tandis que la loi Besson, en cours de vote au Parlement, envisageait exactement ce que préconise le FN : la déchéance de nationalité des personnes naturalisées françaises depuis moins de dix ans condamnées pour certains crimes.

Devant le risque de censure du Conseil constitutionnel et de la CEDH [3] sur ces dispositions créant deux catégories de Français, les naturalisés et les Français de naissance, le gouvernement a supprimé cette disposition de son projet. Mais la volonté de l’UMP de surpasser le FN sur les questions de l’immigration est plus forte que tout : un prérapport de l’UMP Claude Goasguen, en juin 2011, propose d’empêcher les étrangers de garder leur nationalité lorsqu’ils deviennent français. Quelques jours auparavant, Marine Le Pen avait écrit aux 577 députés pour leur demander d’interdire la binationalité, une vieille revendication de son parti.

On le voit, l’essentiel du programme du FN a bel et bien été réalisé lors de la présidence de Nicolas Sarkozy. Pour preuve, la rubrique « sécurité et justice » des propositions du Front national pour la présidentielle se résume en quelques constats et propositions, alors qu’elle était l’essentiel du fonds de commerce du parti d’extrême droite il y a encore quatre ans. Devant la réalisation de son programme par la droite, il ne lui reste presque rien à imaginer, si ce n’est le rétablissement de la peine de mort, la suppression de l’École de la magistrature, l’interdiction du syndicalisme judiciaire, et le doublement du nombre des places de prisons (75 000 en plus)…

C’est ainsi qu’il n’est plus exact de parler, en termes de libertés publiques, et au bout de dix ans de législation sécuritaire [4], de « risque de contamination des valeurs du Front national ». Nous sommes d’ores et déjà dans une République gangrenée par la politique de la peur et de la xénophobie d’État, considérant certaines populations comme inassimilables, les Roms, les étrangers, les personnes déjà condamnées, les mineurs des quartiers…

Les déclarations de la Droite populaire, d’Éric Ciotti à Éric Besson, de Claude Guéant à Brice Hortefeux, ne cessent d’enfoncer le clou de cette idéologie du Kärcher : le chômage, la délinquance, la maladie mentale, l’échec scolaire relèvent de la responsabilité et de la volonté individuelles. Aucune explication sociale n’est admise. Il n’y a donc pas d’autre voie que la sanction individuelle pour tous les « désaffiliés » du populisme sarkozyste.

Nota Bene :

Èvelyne Sire-Marin est magistrat, membre de la Fondation Copernic.


[1] C’est la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.

[2] Loi d’orientation et de programmation de la sécurité intérieure.

[3] La Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice des communautés ont condamné de façon régulière la France et d’autres pays pour les atteintes aux droits que constituent les violences policières, les gardes à vue sans avocat, l’absence d’indépendance des magistrats du parquet, les condamnations pénales d’étrangers en situation irrégulière, le fichage ADN massif et systématique des personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction…

[4] La 26e loi restreignant les libertés a été adoptée le 22 juin 2011, c’est la loi sur les soins sous contrainte des malades mentaux, permettant de contraindre les personnes à des soins à leur domicile. Cela n’était jusque-là possible que pour les personnes hospitalisées d’office, qui menaçaient l’ordre public.


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Le PS tenté de suivre


Entre les bonnes intentions affichées du programme socialiste et les propositions concrètes du candidat, il y a un gouffre.
Alors que la droite reprend de larges pans du programme du FN, le PS envisage-t-il une autre politique ? Dans leurs 30 propositions pour 2012, les socialistes proposent à juste titre l’augmentation des moyens de la justice et le renforcement de son indépendance. Mais, sur les orientations fondamentales de la politique pénale, le PS cultive le flou face aux mesures sécuritaires mises en œuvre. Son « Pacte national de protection et de sécurité publique », présenté à Créteil il y a un an, se contente d’annoncer qu’il procédera « à l’évaluation des textes législatifs et réglementaires […] afin de déterminer ce qui doit être maintenu, renforcé ou abrogé ».

En revanche, ce texte réclame plus de police, sur le terrain et en accroissement de ses pouvoirs. Le PS revendique la possibilité de « décider des politiques de sécurité dans les instances de la démocratie locale ». Et d’étendre la fonction sécuritaire de l’école, l’urbanisme, la prévention de la délinquance. Tout doit « être renforcé pour produire de la sécurité », « définir des zones de sécurité prioritaires », « répondre à toutes les infractions ».

Dans la droite ligne des lois niant la fonction éducative de la justice des mineurs, et même s’il veut préserver cette dernière, le PS propose de créer des « centres de discipline et de réinsertion ».

Sous les coups de boutoir de la droite dénonçant son prétendu laxisme, le PS a fait sa mue idéologique. En mars 1981, « la première sécurité, c’est la liberté », déclarait Pierre Mauroy. À quoi faisait écho, en octobre 1997, cette phrase de Lionel Jospin, alors Premier ministre : « Il n’y a pas de choix entre la liberté et la sécurité. » De la prévention de la délinquance, qu’il voulait renforcer en 1983, le PS a pourtant glissé au renforcement de la répression. À l’orée des années 2000, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur de Jospin, défend une « politique sécuritaire de gauche ». Le père de la police de proximité évoque déjà la suspension des allocations des parents de délinquants, le rétablissement des maisons de correction et la mise en détention des mineurs délinquants.

Lionel Jospin n’ira pas jusque-là mais décide, en 1999, la création de « centres de placement immédiat » pour mineurs. Deux mois après les attentats du 11 Septembre, la loi sur la sécurité quotidienne de son gouvernement augmente les pouvoirs des agents de sécurité, étend le fichier national automatisé des empreintes génétiques conçu par la garde des Sceaux Élisabeth Guigou, renforce les pouvoirs de la police dans les halls d’immeuble et réglemente les free-parties.

Les associations de défense des droits de l’homme craignent que les errements de la politique de tolérance zéro et de la sanction systématique des plus petites infractions perdurent en cas de victoire du PS. Cela dépendra beaucoup de celui qui sera nommé à l’Intérieur. Candidat au poste, François Rebsamen n’excluait pas, il y a un an [1], d’envoyer « l’armée » à la « reconquête » d’« une centaine de quartiers […] devenus des zones de “non-droit” où règne la loi du caïdat ». « Les gendarmes savent très bien mener ces opérations de “pacification”, ils l’ont plusieurs fois démontré à l’étranger », ajoutait-il. Autre prétendant, le député Jean-Jacques Urvoas, connu pour son hostilité à la vidéosurveillance, est réputé plus respectueux des libertés fondamentales. Signe qui ne trompe pas, l’UMP l’accuse déjà d’avoir pour projet de désorganiser la police.


[1] Nouvel Observateur, 18 novembre 2010.


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Sécuritaire et tout-carcéral condamnés à l’échec


cinquante-sept prisons ouvertes depuis vingt ans en France, 74 000 détenus, 5 500 lieux d’enfermement (prisons, hôpitaux psychiatriques, centres de rétention, locaux de garde à vue). Jusqu’où va-t-on aller ? Cette situation est d’autant plus dommageable que la politique sécuritaire intensive est un échec, quoi qu’en dise Brise Hortefeux, qui, le 21 janvier 2011, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, annonçait un recul de 2,1 % de la délinquance en 2010 par rapport à 2009, soit une baisse continue depuis huit ans. Des chiffres biaisés, « qui correspondent peu ou prou aux objectifs fixés par le ministère », selon le sociologue Laurent Mucchielli.

De fait, Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, vient d’affecter 4 000 policiers et gendarmes supplémentaires sur le terrain pour lutter contre les cambriolages, en ­recrudescence depuis 2009. Les violences aux personnes sont également en hausse, et ont été classées priorité 2011 avec la lutte contre la drogue. Quant aux chiffres des infractions à la loi sur l’immigration, elles servent des fins idéologiques, comme cette statistique publiée par Nicolas Sarkozy signalant que la délinquance « générée par les ressortissants roumains » en région parisienne aurait augmenté de 72,4 % au premier semestre 2011.

Il est urgent de sortir de cette fuite en avant sécuritaire, manifestement inefficace. Il faut notamment en finir avec la chasse aux sans-papiers, qui n’ont pas leur place en prison. Le séjour irrégulier sur le sol français ne doit plus être une infraction : c’est un problème administratif et non judiciaire. La durée des détentions provisoires, actuellement de 2 ans pour les délits et de 4 ans pour les crimes, doit être réduite de moitié, et les peines d’emprisonnement de moins d’un an transformées en peines alternatives à l’incarcération, comme le travail d’intérêt général, car la prison est l’école de la récidive. Comme l’a montré l’affaire de Pornic, les services d’insertion et de probation n’ont pas les moyens de suivre les condamnés (à Paris, les juges de l’application des peines ont 1 300 dossiers chacun). Le budget destiné à la création de nouvelles places de prison devrait être transféré à l’exécution des peines en milieu ouvert. Ce qui suppose d’instaurer un numerus clausus correspondant au nombre de places existantes (57 000) et de n’incarcérer aucune nouvelle personne si une place ne se libère pas.

Pour que la justice puisse juger correctement, il faut doubler le nombre des magistrats et des greffiers, et limiter drastiquement les comparutions immédiates qui distribuent à la chaîne des peines de prison ferme.



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