Critères de convergence, plans d’austérité tous azimuts, règle d’or… Le péquin moyen, dont nous sommes, n’y entrave en général que dalle. En revanche, ce qui est certain, c’est que l’entourloupe est destinée à nous faire payer leur crise. Histoire d’approfondir le sujet, CQFD a demandé à un expert de la chose financière de débroussailler un peu le terrain. Il en ressort que l’État, institution censée défendre l’intérêt général contre les intérêts particuliers depuis au moins le siècle des Lumières, s’est vendu, corps et biens, aux appétits du marché triomphant. Seulement voilà, l’un comme l’autre semblent aujourd’hui au bout du rouleau, et les failles béantes ainsi ouvertes laissent quelque espoir de joyeuses expérimentations en attendant la fin de leur monde. Rencontre avec Nicolas Sersiron, vice-président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde France et président de l’association Échanges non marchands.
CQFD : On nous parle de dette publique, de ses conséquences inévitables, des menaces qu’elle fait peser sur nos vies… De quoi s’agit-il ?
Nicolas Sersiron : C’est la dette qui s’est accumulée au fur et à mesure des déficits budgétaires qui permettent aux administrations de faire fonctionner l’armée, l’éducation, la santé, la justice, les routes, etc. On peut comparer cette situation à celle d’un ménage qui, ayant des fins de mois difficiles, va voir son banquier ou ses copains et leur emprunte de l’argent. Quand l’État n’arrive pas à boucler son budget, il emprunte de l’argent en mettant en vente ce qu’on appelle des bons du trésor ou obligations d’État à terme (OAT).
Mais les États ne disposaient-ils pas d’autres moyens, moins onéreux pour l’ensemble de la collectivité ?
Pendant les « Trente glorieuses », le déficit était comblé par la planche à billets. Depuis 1973, la mondialisation des marchés et l’entrée dans l’Europe, les États se sont contraints à emprunter des capitaux privés sur le marché, en versant des intérêts. Avec la victoire de l’ultralibéralisme marquée par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis, on a voulu diminuer l’emprise de l’État désigné comme un frein au développement. On a donc réduit ses recettes en diminuant les impôts des plus riches, ceux des grandes entreprises, en créant des niches fiscales et des paradis fiscaux. Résultat, chaque année, le déficit s’est accumulé. Lorsqu’il est devenu trop important, les gouvernements ont déclaré qu’ils ne pouvaient plus payer les dépenses d’éducation, retraites, santé, etc. Pour combler le trou, ils ont émis de plus en plus d’OAT, faisant ainsi monter encore le stock de la dette. Émettre des OAT, c’est vendre du papier contre de l’argent, c’est faire une reconnaissance de dette avec intérêt remboursable après six mois, dix ans ou trente ans.
À qui l’État emprunte cet argent ? Qui achète ces morceaux de papier ?
Pour l’essentiel, ils sont achetés par les investisseurs institutionnels, aussi appelés Zinzins. Ce sont notamment les compagnies d’assurance, les banques et les fonds de pension (retraites par capitalisation). Mais ces organismes font aussi des placements à risque, avec des rendements allant jusqu’à 20 % ou plus. L’exemple de ces prêts subprimes tellement rentables et qui sont devenus des actifs toxiques, donc non remboursables, est emblématique. Pour compenser, ils s’engagent massivement sur les placements prétendument sûrs que sont les OAT, avec des intérêts de 3 % pour les pays bien notés, les fameux AAA.
Revenir au système antérieur serait donc « financièrement » insupportable pour les détenteurs de capitaux ?
Avant 1973, si l’État avait un déficit d’un milliard de francs, il fabriquait un milliard de francs et pouvait alors payer ses dépenses. Mais le principe de rareté, qui veut que plus il y a d’objets sur le marché moins ils valent cher, est le même concernant la monnaie : plus on en crée moins elle vaut. Cette inflation monétaire est surtout ressentie par ceux qui disposent de beaucoup de monnaie : celui qui détient un million de dollars, quand il y a une inflation de 15 %, ne dispose plus que de 850 000 dollars au bout d’un an. Dans la zone euro, les traités ont fixé à la banque centrale européenne (BCE), comme premier objectif, la lutte contre l’inflation. Les raisons d’une telle prise de position ? L’application du dogme ultra-libéral appelé trickle down effect ou théorie du ruissellement qui affirme qu’il faut soutenir les détenteurs de capitaux parce que plus les riches seront riches, plus ils pourront investir et créer de l’emploi…
Justement, quel est le véritable rôle de la BCE dans cette crise ?
Auparavant, les États pouvaient faire des dévaluations compétitives de la monnaie qui relançaient leurs économies en baissant les prix des biens produits dans le pays. La valeur des dettes baissait d’autant. Aujourd’hui avec la BCE indépendante, il n’y a plus de dévaluation possible. Mais ce n’est pas la véritable raison des déficits.
Quand l’investisseur prête de l’argent à un État en achetant des OAT à dix ans par exemple, il ne sera remboursé de son capital initial qu’à ce terme, les intérêts lui auront été versés au cours des années. L’État dont les OAT arrivent à terme réemprunte aussitôt une somme équivalente sous forme de nouvelles émissions d’OAT. La Grèce dont la note s’est effondrée ne peut emprunter qu’avec des taux de 15 à 18 % sur ses émissions à dix ans. Ces taux étant insupportables, elle n’emprunte qu’à court terme, six mois, en solution de secours.
La BCE achète actuellement avec des intérêts de 4 % les OAT des pays mal notés, et l’Union européenne leur prête des milliards d’euros afin de leur éviter une faillite liée à l’impossibilité de réémettre des OAT pour remplacer celles arrivées à échéance, plus celles nécessaires à combler leur déficit budgétaire. Il s’agit de parer à l’effet domino qui entraînerait l’ensemble de l’Europe dans une crise insurmontable. Le sauvetage des banques en 2008 par les États a permis d’éviter cet effet qui fût redoutable en 1929. Ces achats en masse par la BCE des OAT des pays à risques comme le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne représentent déjà 100 milliards d’euros. Ils redonnent confiance aux marchés et repoussent le moment de la faillite de ces pays. Or le paiement des créances résulte de la capacité des États à trouver de l’argent par les impôts directs et indirects, donc de la santé de l’économie.
La dette est-elle un élément structurel du capitalisme ?
Le mécanisme est semblable à celui de la dette des pays en développement. La Banque mondiale avait, dès le début, imposé aux ex-pays colonisés le remboursement des prêts engagés par le pays colonisateur. Cela s’appelle « une dette odieuse ». Depuis plus de trente ans, ces pays ont été chargés de dettes, les décideurs corrompus et les États contraints de signer des contrats commerciaux défavorables avec les ex-colonisateurs. Le but était de continuer l’extractivisme – l’appropriation des matières premières qui naît avec la conquête des Amériques, puis se poursuit avec l’esclavage et la colonisation. Aujourd’hui, ce système-dette est remonté vers le Nord. C’est le résultat de la volonté de domination totale des capitalistes sur la planète. Le grand changement se trouve dans l’épuisement des matières premières. Ces dernières, à la base de l’enrichissement des capitalistes, commencé avec le pillage de l’or des Incas et avec les enclosures en Angleterre, sont en voie d’épuisement. Aujourd’hui, la question est : qu’y a-t-il encore à extraire ? Ce qui produit la richesse est le travail salarié. Par la dette, on va donc amplifier l’extraction de la plus-value faite sur le dos de la grande majorité des travailleurs.
On retrouve ce dont parlait Marx à propos de la rente foncière…
C’est exactement ça, le foncier en moins. C’est l’assujettissement à un ordre mondial totalitaire. Quand les pays sont trop endettés et donc abandonnés par les investisseurs, le Fonds monétaire international (FMI) entre dans la danse en tant qu’ultime prêteur. Il fixe alors ses conditions : d’abord rembourser les investisseurs avec cet argent prêté. Il impose ensuite des « conditionnalités » ultralibérales. Au Sud ce sont les plans d’ajustement structurels, au Nord, aujourd’hui, les plans d’austérité. Sont exigés en conséquence la diminution des dépenses affectant les budgets publics, la multiplication des privatisations, le libre-échange, la liberté de mouvements des capitaux. Toutes choses destinées à aggraver les conditions de l’asservissement des peuples aux profits des détenteurs de capitaux.
Les capitalistes peuvent-ils encore redynamiser le système pour sortir de cette crise ?
Non, car ils se tirent une balle dans le pied. Ils n’ont pas de projets organisés à part celui de, chacun et contre tous, faire des profits. Aujourd’hui, trente ans après la victoire des Friedrich Hayek et Milton Friedman, ils sont devant la catastrophe. La trilogie consommation-production-profit est en train de se casser la gueule car elle reposait depuis cette révolution conservatrice, en grande partie sur l’endettement des ménages et des États. Faudra-t-il atteindre la saturation pour que ce système s’effondre ? Par ailleurs, aujourd’hui, il est confronté aux limites du réchauffement, de l’épuisement des ressources, de la perte de la biodiversité, etc.
Et si les États refusaient de rembourser leur dette ?
C’est déjà arrivé, et ça marche très bien ! L’Argentine en 2001 était au fond du gouffre après la dictature de Jorge Rafael Videla et ses massifs détournements de prêts. Le président Nèstor Kirchner a décidé de ne pas rembourser ces dettes illégitimes. Après quelques années, il a offert à ses créanciers de payer seulement 30 % de la valeur, en précisant que c’était à prendre ou à laisser. Depuis, l’Argentine a eu un taux de croissance de 7 %… L’économie s’est remontée en supprimant l’essentiel de sa dette illégitime, avec, hélas, une inégalité sociale très forte. Le second exemple est l’Équateur qui a fait un audit public de sa dette en passant en revue tous les emprunts afin de répondre aux questions : d’où vient l’argent, à quoi et à qui a-t-il servi, cette dette est-elle légitime ? Résultat : une grande partie de la dette a été annulée, et l’Équateur gagne sur ce non-remboursement entre 600 à 700 millions de dollars par an qui financent des mesures de rééquilibrage économique en faveur d’un développement pour tous. Le pays qui ne rembourse pas n’aurait-il plus accès au crédit ? En réalité les États ont finalement plus d’argent s’ils refusent de se plier au remboursement de la dette illégitime et cessent d’emprunter.
Et si la Grèce, l’Espagne, le Portugal… refusaient de rembourser, que se passerait-il, ici, en Europe ?
Cela casserait le traité de Lisbonne fondé sur les équilibres budgétaires, et ce serait très probablement la fin de l’euro. Le grand perdant serait l’Allemagne qui exporte plus de 60 % de sa production en Europe grâce à l’euro. Avec une drachme (monnaie grecque) dévaluée, les produits allemands deviendraient trop chers. Ses banques comme celles de France qui détiennent environ 50 % des dettes publiques de ces pays seraient très mal en point. C’est pour tenter d’éviter cela que la population grecque subit les terribles conditionnalités de l’Europe et du FMI. En diminuant les salaires des fonctionnaires et les retraites, en augmentant la TVA, ce pays s’enfonce dans la récession. À terme, il ne pourra pas rembourser sa dette.
Les plans d’austérité qui tombent un peu partout en Europe, et notamment en France, sont une application de la « stratégie du choc » de Naomi Klein : augmentation des privatisations et de la part de la plus-value qui va aux capitalistes, diminution des salaires et des services publics. La consommation baisse, le chômage augmente, les rentrées fiscales diminuent. La récession qui pointe rendra impossible le remboursement de la dette publique.
L’agonie du système ultralibéral nous empoisonnera-t-elle encore longtemps l’existence ?
La solution la plus logique serait de faire des audits des dettes publiques en Europe et d’annuler les dettes illégitimes. Est-il légitime de baisser les impôts des plus riches comme l’ont fait Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy alors que le budget était déjà lourdement déficitaire ? Est-il légitime de sauver les banques avec de l’argent public sans avoir un droit de regard sur leur gestion ? La deuxième solution qui risque fort de se produire sera la fabrication de monnaie par la BCE comme le fait la réserve fédérale américaine. Cela provoquera une forte perte de valeur de la monnaie et donc des dettes à rembourser et l’euro aura bien du mal à y résister. Le système ultralibéral a trente ans, il va très probablement continuer à s’effondrer…
Nicolas Sersiron, Gilles Lucas
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